L’Italie devient turbulente. Sa capitale, la ville aux 400 églises, aux 300 fontaines et aux 7 collines, laisse passer l’orage. Ses 2 772 années d’histoire lui ont appris la distance face aux péripéties de l’actualité. Droite et fière, elle sait que la puissance de ses pierres résiste au temps, que sa passion pour le beau défie les modes comme les éléments. Rome, ville éternelle.
Au premier regard, on la trouve insouciante, légère, peut-être même volage. Erreur. Rome (presque 3 millions d’habitants) a suffisamment de bagage pour ne céder ni à l’immédiateté, trente siècle d’histoire lui donnent un sacré recul sur la nuance qui sépare l’essentiel du superficiel, ni aux illusions des beaux parleurs, pourtant, la tchatche, elle connaît !, encore moins aux flashes de la mode qu’elle laisse avec malice aux podiums de Milan. Elle, c’est la sincérité qu’elle cultive, le solide comme la via Appia dont les pierres ont été posées en 312 avant notre ère, le raffinement, admirez les statues de la galerie Borghèse, les jardins qui l’entourent ou les fontaines délicates offertes au regard du tout venant, le grandiose qui marque l’histoire des hommes, allez au Colisée, admirez la basilique Saint-Pierre et la statue géante de Constantin, franchissez les ponts qui enjambent le Tibre depuis la nuit des temps… Et reprenez votre souffle en posant sur une terrasse du quartier du Trastevere, entre deux fontaines devant un expresso microscopique noir de charbon. Selfie s’il vous plaît, les amis, vous ne devinerez jamais où on est ?
Un océan de repères millénaires
Rome savoure la valeur du temps. Alors, elle le prend. Lentement de préférence, et avec gourmandise. Première leçon du séjour, opter pour le pas tranquille, le regard qui s’éternise, la curiosité jamais rassasiée. Ainsi vit-on à Rome, comme un Romain.
Pour le programme de la visite, c’est tout simple, n’importe quel guide papier ou Web fera l’affaire, les dernières nouveautés datent d’il y a 2 000 ans et plus. A la condition, bien sûr, de mettre à part les expos temporaires de la galerie d’Art moderne et contemporain, la prochaine affiche de l’Opéra, la dernière trattoria qui fait fureur et la rencontre de foot, dimanche, au stade Olympique.
Pauline Chardin
Dans cet océan de repères millénaires où se côtoient les jumeaux Romulus et Rémus (753 avant Jésus Christ), Caton le penseur (234-149), César imperator (100-44), Constantin le chrétien (272-337), un chapelet de papes, Michel-Ange (1475-1564), Raphaël (1483-1520), Victor-Emmanuel II (1820-1878), le Caravage (29 septembre 1571- 18 juillet 1610)… on pourrait, on peut, se perdre. Alors on vise un des secrets de Rome, un site exceptionnel pour qui veut savourer le génie du maître des lumières, la puissance de l’inventeur de la peinture réaliste. Trois œuvres majeures du Caravage sont exposées dans une petite chapelle, une de celles qui protègent les secrets de l’église Saint-Louis-des-Français (San Luigi dei Francesi), toute proche du Palazzo Madama, l’actuel siège du sénat italien.
Mise en gloire de Matthieu
Le bâtiment a été construit au XVIème siècle. Il est dédié à Louis IX (Saint-Louis) et a été financé par la couronne de France pour accueillir dignement les pèlerins qui débarquaient dans la sainte ville. Ils sont certes moins nombreux de nos jours et moins soucieux que jadis de retrouver coreligionnaires compatissants et prières communes, mais l’église reste propriété de la République qui en assure la bonne tenue. Du reste, les messes y sont toujours quotidiennement célébrées en français.
Saint-Louis-des-Français, aussi majestueuse que richement décorée, aligne trois nefs. Le long de celle de gauche se trouvent plusieurs chapelles, sortes d’alvéoles en retrait des travées principales. L’une d’elles, la cinquième, est baptisée Contarelli, le nom du cardinal qui commanda au Caravage une grandiose mise en gloire de Matthieu, l’un des évangélistes.
Pour la petite histoire, le peintre n’a alors que 25 ans et c’est la première fois qu’un homme d’église de si haut rang lui demande une œuvre d’importance destinée à un lieu prestigieux. Résultat : une première toile, L’Inspiration de Matthieu montre le littérateur en compagnie d’un ange, sorte d’entremetteur avec le ciel, qui lui inspire son message. Suivront les deux autres tableaux, placés de part et d’autre du précédent. La Vocation est installée à gauche. Le tableau détaille la scène au cours de laquelle Jésus désigne Matthieu, alors jeune fonctionnaire du fisc romain (il est du reste le patron des douaniers !) soudain mis en pleine lumière, comme futur évangéliste. La troisième toile enfin, installée à droite, la plus réaliste, s’appelle le Martyre de Saint-Matthieu. Terrible scène de crime située dans une église d’Ethiopie. Matthieu aurait en effet été assassiné alors qu’il terminait son office, sur ordre du roi local furieux que l’apôtre lui ait interdit d’épouser une certaine Iphigénie dont la première vertu était d’avoir fait vœu de chasteté. Aucune source historique crédible n’atteste de pareil voyage ni de semblable épilogue.
Caravage, bad boy
Restent les trois chefs-d’œuvre qui font date dans l’histoire de la peinture. Pour Berne-Joffroy, secrétaire de Paul Valéry, « Ce qui commence dans l’œuvre de Caravage est tout simplement la peinture moderne ». Soit. D’autres savants critiques parlent de « Naturalisme radical qui combine l’observation physique étroite avec une œuvre dramatique, voire théâtrale, et l’utilisation de clair-obscur ». Dont acte. Ajoutons la représentation magistrale de ce fameux clair-obscur, ombres forcées, lumières éblouissantes, frontière extrêmement ténue entre les deux. Une première pour l’époque, une magie pour l’éternité.
Pauline Chardin
A regarder les représentations de Matthieu, on ressent clairement la violence du portrait, pourtant racontée avec une impressionnante délicatesse qui force le respect. On comprend mieux lorsqu’on sait que ce peintre bouillonnait ferme à l’intérieur, jamais en reste d’une bagarre, se jetant avec impatience sur la toile sans le moindre dessin d’étude ou de préparation, préférant aux dames poudrées possibles mécènes, les catins de la nuit et les beuveries entre gaillards au gabarit de forçat, réalisant en quelques semaines les commandes qui lui étaient passées… Aujourd’hui, on parlerait de bad boy, de rebelle, de marginal. Bref, de quoi énerver son époque et ne recueillir la gloire qui lui revenait que plusieurs siècles après sa mort. C’est-à-dire actuellement.
Vespa ou FIAT 500
Après tel combat sur le ring de la chapelle Contarelli face à un géant, retour à la lumière du jour. Forcément éblouissante. La visite de Rome peut reprendre son cours plus conventionnel. La basilique Saint-Pierre, l’exceptionnel musée du Vatican, la chapelle Sixtine, évidemment, la fontaine de Trévi, les musées capitolins, le panthéon et sa vertigineuse coupole, la galerie Borghèse…
Vincent Leroux
Ou mieux, pour continuer sur un registre flamboyant digne du Caravage, découvrir le Colisée en imaginant les combats de gladiateurs et le pouce baissé de César, circuler en Vespa ou bien en FIAT 500 des années 70, dresser la liste des meilleures trattoria du séjour, d’un côté les charcuteries, de l’autre, les fromages, se perdre dans les quartiers moins fréquentés, tels San Lorenzo, celui des étudiants, Saint-Jean-du-Latran, autour de la basilique, se laisser flamber par MAXXI, le musée d’Art contemporain, aller au contact de la vie ordinaire sur le marché dell’ Unittà (via del Corso) ou dans les allées de son voisin, l’immense mercato Triumpho, avant de s’installer au café d’en face pour siroter un petit noir… A Rome, fais comme les Romains.
Par
JEAN-PIERRE CHANIAL
Photographie de couverture
PAULINE CHARDIN