Embarquer sur un navire marchand pour aller au Canada ou à New-York. La formule séduit de plus en plus de curieux, amateurs d’une aventure rare, forcément différente. Et bien mieux encore…
Ne pas confondre la navigation à bord d’un cargo avec une croisière en fête sous le soleil des tropiques. Sur un cargo porte-conteneurs, les distractions, connaît pas. Ce bâtiment n’a qu’une mission : livrer son chargement au lieu et à l’heure convenue. Il assure un service de transport marchand dont la valeur se chiffre en millions de dollars. Sa route est rectiligne, la plus rapide, quitte à affronter gros temps et mer déchaînée. Le confort de l’équipage pas plus que celui de ses passagers n’est inscrit à son ordre du jour. La même logique prévaut à l’escale : plus vite sont menées les opérations de déchargement, chargement, carburant et avitaillement, plus le capitaine a le sourire, l’armateur aussi. Les passagers descendent alors à terre s’ils le souhaitent, sachant qu’il faudra pointer à bord deux heures avant le départ affiché.
©Patrick Landmann / CMA CGM
On n’embarque pas sur un cargo pour faire du tourisme mais bien pour s’imprégner du monde de la mer. En trois images. D’abord, le plaisir de suivre la navigation sur les écrans de la passerelle de commandement, auprès d’un capitaine jamais avare de lumières, vitesse, prochaine dépression, force de la houle, identités des bateaux croisés, anecdotes sur la vie des marins… La confrontation ensuite avec l’infini maritime, inlassable source de méditation et de ressourcement, d’humilité aussi, un cadre idéal pour dessiner de nouvelles frontières, sublimer d’autres horizons. Enfin, la découverte du temps libéré des schémas qui prévalent dans le monde ordinaire. Ici, hors l’heure des repas, aucune autre distinction que le jour et la nuit. Le reste n’a aucune importance et naît soudain la liberté totale de conformer le temps à son envie, d’en devenir le maître, au gré de ses inventions comme de ses paresses. Grisant, réjouissant.
Les observations qui suivent ont été faites à bord du Widukind, un porte-conteneur allemand battant pavillon portugais. Construit en 2006 par un chantier polonais, il mesure 220,50 m de long et 32,24 m de large pour une hauteur de 18,70 m et peut transporter autour de 3 000 conteneurs. Quatre passagers payants sont acceptés à bord dans deux cabines single et une double. Venu de Rotterdam et de Dunkerque, Widukind a fait escale au Havre avant de rallier New York puis Savannah (Georgia), Cartagena (Colombie) puis de passer le canal de Panama pour entrer dans le Pacifique, destination Tahiti, la Nouvelle-Calédonie, l’Australie, la Nouvelle-Zélande… Comme chacun le sait, Widukind est le nom d’un chef saxon du VIIIème siècle, opposant farouche à Charlemagne, vaincu par lui, devenu héros de l’identité allemande.
Accès au bateau
Sécurité oblige, il faut montrer patte blanche pour entrer dans la zone portuaire où sont amarrés les porte-conteneurs. Obligation donc de recourir aux navettes ou taxis habilités. Les passagers passent un contrôle douanier. Ils sont accueillis au bas de la passerelle. Un marin prend en charge leurs bagages, un autre les conduit jusqu’à leur cabine. Attention, ces dernières peuvent être situées tout en haut du « château » dominé par la passerelle de commandement, souvent sans ascenseur. Grimper six étages d’escaliers métalliques exige une mobilité adéquate.
Bagages
La réglementation internationale permet d’embarquer avec 100 kg de bagages. Prévoir le transport jusqu’au bateau. Surtout, en cas de retour en avion, organiser le délestage, les compagnies aériennes acceptant 23 kg par personne en soute.
Boutique
C’est une cabine transformée en magasin général. Elle n’est ouverte que lorsque le bateau navigue dans les eaux internationales car ses tarifs sont hors-taxe. Un bonheur. Vin rouge et blanc pour 5 à 7 dollars la bouteille, cigarettes à moins de 10 dollars la cartouche, comme le litre de whisky ou de vodka, les six bouteilles d’eau d’1,5 l à 2 dollars, les vingt canettes de bière à 12 dollars, etc. Les achats se payent en fin de navigation, uniquement en liquide, euros ou dollars.
Bruit
Les bateaux modernes naviguent avec un fond sonore parfaitement supportable. En cas de gros temps, les décibels montent, porte qui claque, livre qui vole, trousse de toilette qui tombe, vibrations qui augmentent, claquements de portes, grincements de ferraille. Patience. Une paire de boules Quiès fera l’affaire.
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Cabine
Elles sont plus grandes et confortables que souvent imaginé. Environ 25 à 35 m² selon les cabines, équipées d’un ou deux lits, d’une table avec canapé et chaise, d’un bureau, d’une armoire, d’un fauteuil, de hublots qu’il est possible d’ouvrir, d’une climatisation, ainsi que d’une salle de bains indépendante avec douche et toilettes. Les draps et le linge de toilette sont fournis. Nombreux tiroirs et placards, prises pour tous les appareils électroniques et aucune interdiction de boire ou fumer à l’intérieur… Le ménage est assuré tous les deux jours.
Circulation
Seul maître à bord, le capitaine décide de la liberté accordée à ses passagers pour circuler sur les ponts. Elle est généralement totale, présence sur la passerelle comprise, à deux exceptions près : présence sur les ponts de travail durant les opérations de chargement/déchargement ; et par forte mer lorsqu’il s’avère dangereux de circuler sur les coursives extérieures. En cas de très gros temps, le capitaine peut même confiner tous ses passagers dans leur cabine.
Communications
Quelques bateaux sont connectés et acceptent que leurs passagers utilisent Internet. D’autres pas. Plus de téléphone, plus de mails, la vraie expérience de la mer commence, on prend le large d’avec le monde. Sur Widukind, une adresse mail temporaire est proposée (8 dollars les 200 envois ou réceptions), sans possibilité de joindre le moindre fichier. On sait toutefois que les bateaux sont en permanence reliés à leur centre opérationnel. En cas de force majeure ou d’urgence absolue, il est donc possible d’informer la terre ferme. Sachant qu’en pleine mer, le cargo ne se déroutera pas et qu’il faudra attendre la prochaine escale pour retrouver ses communications habituelles, devenues très onéreuses si on se trouve à l’étranger.
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Conteneurs
Entre Le Havre et New York, Widukind transporte 700 conteneurs. Il peut en emporter jusqu’à 3 000. Les cargos les plus récents affichent une capacité de 15 000 de ces boites normées pour être ensuite transportées par camion. Chacune pèse une trentaine de tonnes. Inutile d’insister, aucun membre de l’équipage ne sait ce qu’ils contiennent. Ce commerce international hautement sophistiqué est géré depuis Londres, Rotterdam, New York ou Shanghai. Chaque conteneur est identifié, garni avec précision, entreposé sur un emplacement dédié dans chaque port, déposé à bord sur l’îlot numéroté qui lui a été affecté, puis déchargé selon la même procédure. Les conteneurs réfrigérés renferment certainement de la viande (-20°C), les autres, possiblement des légumes, des moteurs, des parfums, des médicaments, des meubles, des vêtements…
Distractions
C’est simple, il n’y en a aucune à bord. Le cargo est un univers de travail, pas de loisirs. Noter quand même la présence d’une modeste piscine, remplie quand la météo le permet, ainsi qu’une mini cabine de sport équipée d’un vélo et d’un rameur. Certaines cabines disposent d’un écran et d’un lecteur de DVD. Bref, n’oublier ni son iPod, ni ses livres, ni sa corde à sauter.
Equipage
Ce cargo fonctionne avec 19 hommes à bord. Le capitaine, Orencio Cortez, la cinquantaine, est Philippin. Son second est Roumain, le troisième est né en Ukraine, les machines sont aux mains de Polonais, Russes, Serbes, Lituaniens… Les autres marins, manœuvres, chargés du service, du nettoyage, des machines, des accostages, cuisinier, etc., sont majoritairement Philippins. Chacun sa tâche. L’état-major accomplit des missions de quatre mois suivies d’autant de repos avant de repartir. Les marins partent pour six ou neuf mois. Les salaires sont évidemment très bas comparés aux critères d’Europe de l’Ouest.
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Escales
Elles sont limitées au seul temps nécessaire pour charger et décharger le bateau. La règle est mondiale : au travail et vite ! En arrivant à New York, Widukind s’est amarré aux docks de Port Elizabeth dans le New Jersey, en face de Manhattan à 13 heures. Il en repartira à 3 heures, destination le terminal de Red Hook à Brooklyn. Départ annoncé le soir même à 21 heures, les passagers devant être revenus à bord pour 19 heures. En ajoutant aux formalités portuaires (contrôle douanier à la sortie et pour rentrer au port) les courses en taxi pour gagner Manhattan, cela laisse peu de temps pour le séjour à terre. A Savannah (Georgia), l’étape suivante, la halte ne sera que de 8 heures. En revanche, une journée complète est prévue à Cartagena en Colombie où le transbordement des conteneurs est moins performant qu’ailleurs.
Formalités
Chaque passager doit avoir un passeport en cours de validité. Il lui faut par ailleurs fournir un certificat médical témoignant de sa bonne santé générale et attester de sa vaccination contre le fièvre jaune (valable à vie). En cas d’escale aux Etats-Unis, le visa américain est exigé, le formulaire ESTA ne suffit pas. Demande à faire sur Internet, un petit parcours du combattant pour lequel aucune agence ne vient au secours du passager. Rendez-vous obligé à l’ambassade (attention aux délais) pour un entretien avec un agent américain et restitution du passeport avec visa au bout d’une semaine. Coût total de la procédure : 152 euros début 2018. Enfin, jamais trop prudente, la compagnie maritime fait signer une décharge de responsabilité en cas de retard, d’avarie, de blessure, de maladie, etc.
Heure
A chaque changement de fuseau horaire, une pancarte placée dans la salle à manger invite tout le monde à avancer ou retarder sa montre d’une heure.
Langue
Sans discussion possible, anglais pour tout le monde ! Toutefois, les Français surpris à converser entre eux dans leur langue ne sont pas réprimandés.
Les livres à lire pour un voyage en cargo
Avant de partir, s’initier à la formule avec la bible du genre, Le Guide des voyages en cargo (Editions des Equateurs). L’auteur, Hugo Verlomme est le spécialiste incontesté de ces périples d’un autre genre et son guide en est la référence absolue. Et pour se rapprocher des grands aventuriers, glisser dans sa valise la toute nouvelle éditiuon de Le Voyage de Magellan, 1519-1522, la relation d’Antonio Pigafetta du premier tour du monde (Chandeigne Ed.).
Mal de mer
Chacun sa sensibilité. Même Eric Tabarly en soufrait, alors… Un passage à la pharmacie s’impose avant le départ. Patch, médicament, bracelet ?
Passagers
Peu nombreux (entre deux et une dizaine, selon les bateaux), le à tu et à toi s’instaure rapidement. Ils sont réunis par une même curiosité, une même passion et la partagent à table. Sachant que le voyage en cargo exige du temps, un budget confortable et la culture du voyage, on en déduit le profil type : de 50 à 70 ans, Csp ++, métier atypique, cadre supérieur, professions libérales, retraités. Evidemment, il y a toujours des exceptions avec l’étudiante en attente d’un premier job, le quadra boulanger qui fait un break, le quinqua évincé par la jeunette qui avait remplacé la légitime et qui veut tourner la page, etc.
Pourboires
On peut, si on le souhaite, laisser 20 ou 30 dollars au marin qui s’est occupé de sa cabine durant la semaine ou les quinze jours. Aucune obligation toutefois.
Repas
Ce sont les seuls rendez-vous fixes de la journée mais ils sont impératifs : le petit déjeuner est servi entre 7h30 et 8 heures ; le déjeuner, de midi à 12h30 ; le dîner, de 17h30 à 18 heures, un horaire peu compatible avec les habitudes des Français mais un dogme de la Marine marchande. Du coup, on est rarement au lit après 21 heures. La qualité de l’assiette dépend évidemment du chef. Ne pas s’attendre à de la haute gastronomie mais à une nourriture solide et simple. Les œufs le matin, le poulet frites, le poisson pané ou le porc grillé font les classiques des autres repas. Salade et dessert sont aussi au menu. Le vin et la bière sont souvent servis en supplément après achat au magasin du bord. Rien n’empêche d’embarquer avec ses propres grands crus.
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Santé
Il n’y a pas de médecin à bord. Emporter ses médicaments habituels est une obligation. Prévoir des antibiotiques à spectre large (la climatisation provoque des angines) ainsi qu’un désinfectant et des pansements en cas de bobos, plaies et bosses lors des coups de vent. Une la cabine fait office d’infirmerie. Equipement sommaire. Le navire ne se déroutera pas, il faudra croiser les doigts jusqu’à la prochaine escale où le débarquement et l’éventuelle hospitalisation seront possibles.
Sommeil
Nombre de passagers observent qu’ils font des nuits de dix heures, jamais incompatibles avec une petite sieste. On dort beaucoup sur un cargo. Sans doute l’effet conjugué du bercement de la mer et l’anticipation d’un possible coup de vent qui rendra la nuit prochaine bien plus agitée…
Prix d'un voyage en cargo
La croisière en cargo coûte autour de 110 euros par journée passée à bord. Ce tarif par personne comprend l’hébergement en cabine single ou double ainsi que tous les repas. Ajouter les frais administratifs (visas, vaccins), la visite médicale, le voyage d’accès au bateau, les taxis et le vol retour.
Vêtements
Pas le moindre chichi ou effet de mode en vue. Hormis à l’escale, c’est jean, t-shirt ou chemise et chaussures de sport. Des chaussons d’intérieur adouciront la vie en cabine. Une machine à laver et une buanderie sont à disposition. La lessive est fournie.
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Par
JEAN-PIERRE CHANIAL
Photographie de couverture
JR