Jean-François Rial, président de Voyageurs du Monde, rencontre le réalisateur Cyril Dion, écrivain et cofondateur de l’association Colibris.
Pari réussi. Avec plus de 2 millions de spectateurs à travers le monde, le film Demain, plaidoyer pour un changement sociétal étayé d’expériences visionnaires et heureuses dans divers domaines – agriculture, économie, éducation, énergie, habitat, démocratie –, suscite une vague d’enthousiasme et d’initiatives au secours de la planète. Coréalisateur du film, Cyril Dion donne, pour Vacance, un coup de projecteur sur tous ces “après Demain” et sur la suite à donner ensemble à cette belle histoire.
Jean-François Rial : Revenons rapidement sur la genèse de Demain. Comment est née l’envie de faire ce film ?
Cyril Dion : En 2007, alors que l’association Colibris était en plein développement, j’ai soudain réalisé, en assistant à une conférence, que les ONG passaient leur temps à expliquer ce qui ne va pas et à demander aux gens d’arrêter de manger de la viande, de prendre l’avion, la voiture, etc., sans jamais leur dire où aller. Or, nous savons tous que le rêve et l’imagination sont les moteurs. Lorsque Kennedy en 1960 dit : “On va aller sur la Lune”, personne ne sait comment mais le récit est tellement puissant que neuf ans plus tard les Américains se sont donné les conditions matérielles pour y arriver !
De la même façon, avant de construire la maison de vos rêves, vous commencez par échafauder des plans, avec un architecte. Il manquait clairement une vision d’avenir. Partant de ce constat, ma réflexion sur le changement sociétal était simple : personne n’avait dessiné les plans de la maison. Lorsque j’ai proposé à Coline Serreau de réaliser le documentaire Solutions locales pour un désordre global, j’avais déjà tous les ingrédients du film Demain, mais Coline a choisi de se recentrer sur l’agriculture. Cela a généré chez moi une certaine frustration car le film dont je rêvais continuait à ne pas exister. Du coup, j’ai fait le film que j’avais envie de voir.
J.-F. R. : Depuis sa sortie, avez-vous senti que le film générait une prise de conscience ?
C. D. : Je le constate tous les jours. Dans les villes où nous sommes allés présenter le film, beaucoup de spectateurs l’avaient vu avant notre passage et avaient déjà lancé des initiatives. Les projets mûrissent les uns après les autres, à tel point que j’ai ouvert sur le site Internet du film une section intitulée “Après Demain”, afin de relayer toutes ces histoires nées depuis la sortie. J’en ai également compilé certaines dans une édition augmentée du livre publié chez Actes Sud. Les changements s’opèrent à tous les niveaux : des gens qui changent de boulot, d’autres de fournisseur d’énergie, certains qui se mettent simplement à jardiner sur leur balcon ou créent des potagers partagés. Parfois, cela s’est passé en direct, juste après la projection. Je me souviens à Vienne, dans l’Isère, il émanait de la salle une bonne énergie. J’ai alors suggéré aux spectateurs de mettre en place quelque chose sur-le-champ.
Un homme s’est levé, la soixantaine, barbe grise, et il a donné rendez-vous chez lui, le samedi suivant. Un mois plus tard, j’apprends que 45 personnes s’étaient réunies dans son salon et avaient mis en place une dizaine d’ateliers sur l’agriculture, le recyclage, les mobilités douces… Au deuxième rendez-vous ils étaient 120, et au suivant 260. Aujourd’hui, le collectif Demain Ad’Vienne travaille avec la mairie dans différents domaines : éducation, santé, énergie, économie, lien social… et bien sûr écologie. Ce phénomène s’est reproduit partout, en France, en Suisse, en Belgique. En Wallonie, dix villes en transition ont démarré – à savoir des communautés travaillant sur leur autonomie énergétique et alimentaire et développant une économie locale ainsi que le réapprentissage des savoir-faire de la région. Le film a également bénéficié d’une grande attention de la part des institutions, très bien accueilli à l’ONU devant les membres permanents comme à la Commission européenne de Bruxelles.
Nous avons organisé un forum international pour que les commissaires européens débattent avec les militants afin de créer des assemblées citoyennes à travers l’Europe sur les questions énergétiques. Le vice-président de la Commission a programmé un tour d’Europe dans lequel il présenterait le film afin de sensibiliser ensemble responsables, politiques et citoyens. Autre exemple d’initiative locale en France, la ville de Dreux s’est engagée à réduire de 40 % sa consommation d’énergie dans les dix ans et à ce que tous les habitants passent à l’électricité renouvelable… Je pourrais continuer l’énumération pendant des heures.
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J.-F. R. : Parmi les cinq thèmes abordés dans le film – alimentation, énergie, économie, démocratie, éducation –, quel est celui qui a généré le plus d’“après Demain“ ?
C. D. : En France, les deux thèmes qui ont suscité le plus de réactions, parce qu’ils sont ancrés dans notre culture, sont l’alimentation et l’éducation. À l’inverse, le volet économique, notamment le chapitre sur la monnaie, est plus sensible car il génère beaucoup de peurs et de conditionnements. Malgré cela, le film a donné un réel élan au développement de monnaies locales. Enfin, le volet de la diversification des activités fait doucement son chemin. Les études scientifiques réalisées aux États-Unis ont prouvé l’efficacité de cette diversité [NDLR : Demain est sorti aux États-Unis au mois d’avril dernier].
Plus il y a d’entreprises locales et indépendantes (et non des multinationales), plus cela génère de création d’emplois et de richesses pour la région. Avec leur pragmatisme, les entrepreneurs américains concernés réussissent, calculette en main, à convaincre les élus locaux. Les projets concernent tous les domaines, car chacun analyse le film à travers son propre prisme. J’ai eu des discussions avec le numéro 2 de la Société Générale, avec des militants de la Deep Green Resistance [NDLR : mouvement écologiste radical], des patrons de la grande distribution et des élus locaux… Tous avaient des critiques et des solutions à apporter.
« Si l’on devait retenir un message de ce film, c’est bien que pour qu’un système marche, il faut de la diversité. »
J.-F. R. : Estimez-vous, à travers les différents projets que le film a engendrés, avoir atteint votre objectif ?
C. D. : En quelque sorte oui, car l’objectif de Demain n’était pas de montrer des solutions définitives mais de rouvrir la créativité. Nous avons simplement montré des gens qui se sont mis à penser en dehors de la boîte et qui ont obtenu des résultats formidables. Peu importe finalement la forme du projet proposé. Une réaction fréquente est cependant de trouver réalistes les solutions de changement proposées dans le film, sauf lorsqu’elles concernent son propre domaine d’action. C’est là où il faut encore trouver les moyens de convaincre, car si l’on devait retenir un message de ce film, c’est bien que pour qu’un système marche, il faut de la diversité. C’est le principe même de la permaculture : développer un maximum de diversité et de complémentarité, où chaque espèce est au bon endroit, là où il y a la bonne interaction avec une autre espèce.
Il y a sans doute mille autres façons de fonctionner que celles suivies jusqu’à présent. Nous sommes dans un monde qui a tendance à tout standardiser, depuis l’école jusque dans les entreprises, un monde sclérosé dans lequel on attend souvent que les autres règlent le problème à notre place. Avec Demain, j’avais envie de dire : “Commencez, là où vous êtes, par trouver ce pour quoi vous avez du talent, et faites le !” Nous avons besoin, d’une part, d’entrepreneurs – au sens premier –, c’est-à-dire de libérer le talent que chacun a en soi et peut apporter à la société. D’autre part, tout cela doit fonctionner ensemble, dans une forme de redistribution des richesses, d’attention aux autres, aux plus fragiles. Ces deux points ne sont pas antinomiques. Avec cet esprit, nous aurons une recomposition de la société.
J.-F. R. : Comment cela se traduit-il politiquement ? Vous reconnaissez-vous dans le renouveau politique de la France ?
C. D. : Aujourd’hui, je ne constate pas de véritable renouveau des institutions mais plutôt une politique consensuelle. Mes rencontres autour du film et mes voyages m’ont appris que pour changer nous avons besoin de ruptures politiques beaucoup plus importantes, portées par une vision, un idéal. La démocratie, qui est l’une des dimensions abordées dans le film, doit à mon sens tendre vers une forme hybride, entre démocratie représentative et démocratie directe. Cela va demander à notre société d’abord de désapprendre, elle qui est habituée à déléguer et à râler mais pas du tout à prendre les choses en main, et ensuite de la pédagogie de la part des médias et du monde éducatif afin que chaque citoyen soit éclairé, préparé et partie prenante du monde dans lequel il vit.
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J.-F. R. : Vous préconisez un système par votations à l’image de la Suisse mais, paradoxalement, les changements qui en résultent sont-ils toujours au bénéfice des citoyens ?
C. D. : Il y a du bon et du moins bon. L’élément fondamental avant de demander leur avis aux citoyens est de les informer sur le contexte. Aujourd’hui, on les sollicite sur des sujets qu’ils ne connaissent pas et sur lesquels ils n’ont même pas eu le loisir de réfléchir. Le Brexit est un bon exemple : une heure avant la clôture des votes, les requêtes les plus demandées sur Google concernaient la sortie de l’Union européenne. A contrario, je peux vous donner un exemple de démocratie participative réussi.
Il y a quelques années, la ville de Rennes nous a demandé, avec l’association Colibris, de l’accompagner sur l’élaboration de son plan climat. La grande question était : comment réduire drastiquement les émissions de CO2 ? Nous avons reçu différents experts pour commenter des stratégies mises en place ailleurs, sur l’agroécologie, les monnaies locales, l’intelligence collective, les énergies renouvelables. Étaient également invités à participer : des élus, des industriels, des commerçants, des syndicats de copropriété, tous les acteurs locaux qui avaient un rôle à jouer. Ensuite, nous avons mis en place un système de forums ouverts, où les gens déterminaient l’ordre du jour, et des ateliers. Cette réunion créative s’articule en deux phases. Une phase d’émergence, dans laquelle les citoyens listent les sujets qui les intéressent et sur lesquels ils ont des compétences. Ils élaborent ensuite des propositions que l’on fait converger pour arriver à un certain nombre de priorités. La deuxième phase consiste alors à définir des plans d’action qui seront mis en œuvre par les citoyens eux-mêmes. Résultat : une véritable dynamique d’action s’est créée entre les habitants et leur ville.
« Reste à changer les mentalités car si nous ne remettons pas en question les fondamentaux, rien ne changera. »
J.-F. R. : Connaissez-vous d’autres exemples illustrant ces nouvelles visions de la démocratie ?
C. D. : Celui rapporté par David Van Reybrouck dans son livre Contre les élections m’a marqué. En Irlande, le gouvernement décide de faire travailler un parlement de circonstance sur huit articles de la Constitution. Ce parlement est constitué de 33 parlementaires élus, 66 citoyens tirés au sort et un président. Ils travaillent pendant un an, à travers des débats publics auxquels tous les citoyens peuvent assister ou qu’ils peuvent suivre en ligne et sur les réseaux sociaux. La discussion s’élargit donc, et ce parlement reçoit les contributions d’associations et d’experts qui l’alimentent dans sa réflexion. Parmi ces articles, un concernait le mariage homosexuel. Le gouvernement joue le jeu et organise un vote au sein du parlement.
Cette consultation arrive dans un contexte où la réflexion a été nourrie et relayée. Résultat : malgré le poids énorme de l’Église catholique dans la société irlandaise, le mariage pour tous est adopté par l’assemblée à 79 %, sans conflits… Voilà ce qu’est la démocratie. Dernier exemple, concernant cette fois l’écologie. Au Texas, État pétrolier par excellence, sont organisées des journées de démocratie délibérative sur les énergies renouvelables auprès de citoyens tirés au sort. La question est : seriez-vous prêt à payer un peu plus pour développer ce type d’énergies au détriment des énergies fossiles ? Au premier abord, les citoyens répondent non. À la fin de ces journées passées auprès d’experts climatiques mais aussi économiques qui leur expliquent l’intérêt de ces énergies nouvelles en termes d’emploi et d’économie, la majorité des citoyens changent d’avis et sont pour sortir des énergies fossiles.
J.-F. R. : Tous ces exemples vous rendent-ils optimiste pour l’avenir du monde ?
C. D. : Oui et non. Oui dans la mesure où les choses bougent, notamment du côté de la Chine qui se lance à fond dans les énergies renouvelables. Non car le constat est bien que nous continuons à consommer toujours plus. Le film et les réactions qu’il suscite m’ont permis de reprendre confiance en l’être humain, maintenant reste à changer les mentalités car si nous ne remettons pas en question les fondamentaux, rien ne changera. Comme le décrit très bien Isabelle Delannoy dans son livre L’Économie symbiotique, nous avons besoin de créer une symbiose, phénomène le plus répandu dans la nature, entre cet écosystème naturel, l’écosystème humain – capable d’organiser, d’anticiper –, et la technosphère.
Encore une fois, la permaculture est un exemple de réussite de cette symbiose où l’homme, grâce à des outils adaptés, aide l’écosystème naturel à se développer jusqu’à le rendre plus fertile. L’auteur transpose ce modèle à d’autres secteurs, notamment celui de l’industrie, afin de trouver des solutions pour arrêter de détériorer la nature et tenter de la régénérer. Au-delà de cette approche technique existe une dimension philosophique, consistant à penser que chacun passera d’une quête matérialiste à une quête spirituelle visant à déterminer le sens de sa vie, exprimer ses qualités humaines, développer la générosité, l’amour, l’altruisme, la solidarité, la créativité… Il s’agit de se soigner, car nous sommes malades, soigner ces peurs qui poussent à vouloir accumuler et dominer, qui nous entraînent dans des conflits géopolitiques et dans un modèle économique qui détruit tout sur son passage.
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J.-F. R. : Certains des pays que vous avez visités vous ont-ils paru en avance de ce point de vue ?
C. D. : C’est sans doute une tarte à la crème de le dire mais les pays scandinaves ont une vraie conscience de ce qu’est la démocratie, la citoyenneté, l’écologie. Avec des défauts, certes, mais lorsque vous regardez la répartition de leurs richesses, leur modèle démocratique, leurs pratiques écologiques et leurs positions géopolitiques, la façon dont tout cela fonctionne est assez étonnante. Cette combinaison réussie est sans doute le fruit d’un modèle éducatif qui a beaucoup évolué, qui accompagne l’individu dans la découverte de lui-même et qui est très axé sur la citoyenneté, les règles du vivre-ensemble. Je me souviens d’une discussion avec le maire de Copenhague au cours de laquelle je lui demandais comment il avait réussi à recueillir, à la quasi-unanimité, le vote des députés sur la sortie des énergies fossiles d’ici à 2050.
En France, sur un tel sujet, les partis politiques s’opposent systématiquement. Surpris, il m’a répondu qu’il s’agissait d’une question de survie de l’humanité et non de clivages politiques. Idem au sujet du modèle éducatif finlandais lors d’un échange avec un proviseur de lycée, qui me faisait remarquer que la Finlande avait, il y a quelques années encore, un modèle pyramidal similaire au nôtre : des enseignants qui ne connaissent qu’un modèle de transmission des connaissances dans lequel le professeur parle et les élèvent écoutent. Il m’expliquait que dans les années 1970 le système finlandais avait évolué grâce à un débat de société qui avait conduit à la mise en place d’une réforme poursuivie par tous les gouvernements qui se sont succédé. En France, cette continuité dans les réformes est abandonnée à chaque changement de ministre.
D’autres exemples très inspirants naissent en Amérique du Sud, en Équateur par exemple, où a été créée une charte de protection de la nature, qui lui confère des droits [NDLR : lois similaires en Nouvelle-Zélande et en Inde]. Les pays qui présentent des démarches intéressantes sont ceux qui s’affranchissent du modèle occidental. À l’inverse, l’Asie du Sud-Est est entrée de plein fouet dans cette vision consumériste et nous a même dépassés. On ne peut pas leur en vouloir bien sûr, mais c’est là que l’on voit que la bataille à gagner est avant tout spirituelle. Si nous arrivons à trouver une joie profonde dans autre chose que la consommation, cela nous aidera.
J.-F. R. : Votre prochain projet est-il sur l’“après Demain“ ?
C. D. : Non. Il s’agit d’une fiction sur la révolution. À savoir : comment faire pour ne pas basculer dans une révolution violente (avec le populisme, ce sont les deux alternatives vers lesquelles nous tendons) et en même temps garantir la mobilisation de millions d’individus pour qu’ils reprennent le pouvoir, au bon sens du terme ? Un livre m’a beaucoup inspiré pour ce projet, il s’agit de Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit, et sans armes de Srdja Popovic, qui, avec humour – une arme de choix –, donne les clefs qu’il a lui-même enseignées aux leaders des récentes révolutions, notamment celles du Printemps arabe. La première chose qui en ressort, c’est que la plupart des activistes se trompent lorsqu’ils essaient de mobiliser les gens sur de grandes idées, alors que ce qui les intéresse en réalité, ce sont des choses du quotidien.
Deuxième constat, les révolutionnaires se mobilisent sur un seul objectif, conquérir le pouvoir, mais ils ne s’interrogent pas sur “l’après”. Exemple en Tunisie, où les fers de lance de la révolution se sont retrouvés sans modèle et ont reproduit celui adopté par l’Occident, pour se rendre compte finalement qu’il ne fonctionnait pas. Enfin, pour “réussir” une révolution, il faut aller vers des stratégies qui impliquent l’humour, le plaisir d’être ensemble et celui d’appartenir à un mouvement d’avenir.
Interview
JEAN-FRANÇOIS RIAL
Photographie de couverture
FRÉDÉRIC STUCIN