Le voyage en train est le mode de déplacement favori des Indiens. La Indian Railways emploie 1,5 million de personnes et transporte huit milliards de passagers par an ! À elle seule, la gare VT (Victoria Terminus) de Mumbai (ex Bombay) charrie trois millions de voyageurs chaque jour – les trains bondés y circulent à la cadence des métros parisiens. Les Indiens empruntent le train pour leurs trajets quotidiens comme pour leurs déplacements liés aux pèlerinages, fêtes et autres célébrations. Alors on fait comme eux : on embarque pour un voyage en train en Inde, à bord du Golden Temple Mail.
Voyager dans l’Histoire
Certains des trains qui circulent aujourd’hui drainent avec eux la formidable épopée du rail indien, entamée il y a un peu plus de 170 ans (le voyage inaugural a eu lieu en 1853 entre Bombay et Thana – soit un parcours de 34 kilomètres). Voyager en train sur ces parcours patrimoniaux, c’est regarder l’Histoire à la fenêtre : les paysages défilent et avec eux l’aventure de la vapeur indienne, intimement liée à celle de l’Empire britannique des Indes – mais aussi à celle de l’indépendance : on se souvient des campagnes du Mahatma Gandhi, menées en train et en troisième classe !
Parmi les trains mythiques, le Darjeeling Himalayan Railway a été mis en service en 1881 par les administrateurs de Calcutta qui, fuyant la chaleur de la ville, prenaient leurs quartiers d’été à Darjeeling. Aujourd’hui encore, le train tousse et fume dans la brume. Ses trois wagons bleu cobalt cheminent à 12km/heure (c’est le train le plus lent du pays !) sur un tracé vertigineux, cerné de plantations de théiers. Classé au patrimoine mondial de l’Unesco, le train doit sa renommée à la technicité déployée par les ingénieurs britanniques pour lui permettre de grimper sur les contreforts de l’Himalaya (gare culminante : 2 258 mètres d’altitude) – et, plus récemment, à Wes Anderson, qui le met en scène dans son film The Dajeerling Limited.
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Le courrier de Sa gracieuse majesté
Mais le chemin de fer n’a pas été édifié pour le confort de quelques colons en mal de fraîcheur. Si le rail permet de réduire la distance entre les plantations de coton et les usines du Lancashire, le Raj ne peut pas administrer le sous-continent indien sans un service postal efficient. Le train va permettre d’affréter les ordres de missions et les ordres de paiement pour les salaires des fonctionnaires. La liaison entre Londres et Bombay est d’abord maritime via le Cap de Bonne-Espérance (temps d’acheminement d’un courrier : entre 90 et 120 jours). À partir de 1856, la « Malle des Indes » transite via Douvres et Calais jusqu’à Paris, puis par le Paris-Lyon-Marseille (P-L-M). Le train prioritaire roule de nuit, à grande vitesse (60 km/h !), quand tous les autres sont à l’arrêt, stationnés dans les gares pour lui laisser la voie libre – de quoi alimenter tous les fantasmes et imaginaires. C’est de là que nait la légende de la « Malle des Indes » : si les wagons postaux ne contiennent que des courriers administratifs – rien de bien romanesque –, beaucoup imaginent or et diamants, espions et trésors secrets. Chargés sur les quais de Marseille ou de Brindisi, en Italie, les paquebots rejoignent ensuite Bombay. Et c’est aussi pour acheminer le courrier que sont développées les lignes ferroviaires qui quadrillent le pays, où transitent des trains express longue distance, les « Mails » (« malle-poste, courrier »). Ces trains chargés du courrier de Sa gracieuse majesté parcourent des très longues distances, à l’image de notre Orient-Express européen qui relie Paris à Istanbul. Le Bombay Mail, par exemple, relie Calcutta (gare de Howrah) à Bombay, sur un itinéraire de 2 159 km. Le Punjab Mail transite entre Bombay et Ferozepore sur 1 924 km, via Agra, Delhi et Bhatinda. Le Amritsar Mail relie Calcutta (toujours à partir de la gare de Howrah) à Lahore via Patna, Luknow et Bénarès, sur un parcours de 1 908 km.
Chhatrapati Shivaji Terminus est la principale gare ferroviaire de Mumbai.
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À bord du Golden Temple Mail
Les « Mails » encore en circulation aujourd’hui sont des vestiges de la légende, ils ont conservé leurs appellations britanniques pour rappeler la splendeur des temps passés. Parmi eux, le Golden Temple Mail a été inauguré en 1928. Il était alors nommé Frontier Mail et reliait Bombay à Peshawar, via Lahore – ces deux villes sont aujourd’hui situées au Pakistan. Depuis la partition indo-pakistanaise, en 1947, son terminus se situe à Amritsar, au nord-ouest de l’État du Pendjab, et il a été rebaptisé en hommage au Temple d’Or, lieu saint du Sikhisme et centre spirituel et culturel de la communauté Sikh. Lors de sa mise en circulation, le gouvernement britannique des Indes le considérait comme sa réalisation la plus glorieuse : avec ses 2 335 kilomètres de parcours, il constituait la liaison la plus longue du sous-continent indien. Une distance qu’il parcourait en 72 heures, transportant en plus du fret 450 passagers dans ses six confortables wagons. Sa mise en circulation a permis l’acheminement d’un courrier de Londres à Peshawar en seulement 21 jours. En dépit de l’étendue du parcours entre les deux villes, le Frontier Mail était toujours à l’heure et sa ponctualité était légendaire : « Votre Rolex peut vous décevoir, le Frontier Mail, non ». Aujourd’hui, cette ponctualité s’est quelque peu érodée, et il ne viendrait plus à l’idée de quiconque de le comparer au luxueux garde-temps suisse. Mais embarquer à bord du Golden Temple Mail permet de se souvenir d’un temps où les messageries instantanées et les chaînes d’infos en continu ne nous imposaient par leur rythme, ni ne façonnaient nos imaginaires.
Alixe Lay
Histoire et spiritualités indiennes
Aujourd’hui le Golden Temple Mail relie Mumbai à Amritsar en 32 heures – il quitte la gare de Mumbai Central (MMCT) à 21h30 et arrive à Amritsar le surlendemain à 05h45. Mais on préfèrera l’emprunter sur plusieurs jours, en faisant halte au fil du trajet. De Mumbai, sur la côte ouest (dans l’État du Maharashtra), à Amritsar, dans le Pendjab, à l’extrême nord du pays, non loin de la frontière pakistanaise, le parcours permet d’appréhender une multiplicité de facettes du pays le plus peuplé de la planète. Au fil du parcours, on voyage dans le temps – des citadelles rajpoutes à l’architecture brutaliste – et on approche toutes les spiritualités indiennes : sikhisme, islam, bouddhisme, hindouisme.
Une première étape à Vadodara permet de rejoindre Ahmedabad, dans l’État du Gujarat. On y admire autant la rigueur des lignes de Le Corbusier (la villa Shodhan est, selon les mots de l’architecte, une version tropicalisée de la villa Savoye de Poissy) que les courbes rondes des mosquées. Des demeures aux balcons de bois ajourés aux temples jaïns ciselés, la vieille ville est très belle, égayée par des centaines de cerfs-volants qui flottent dans le ciel. On visite aussi l’ashram fondé par Gandhi, aujourd’hui reconverti en musée dédié au Mahatma et à la satyagraha.
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Puis on fait halte à Kota au Rajasthan. La ville, surnommée « l’usine à prépa », ne figure pas sur les guides touristiques, mais elle est bien connue des étudiants indiens qui y affluent de tout le pays pour préparer les concours des écoles d’élite. Mais ce n’est pas l’ingénierie ou la médecine qui nous intéresse ici, et on file un peu plus loin, pour ouvrir une autre page de l’histoire indienne, celle des princes maharajas et des marchands marwaris, du commerce caravanier, de la route de la Soie.
On rejoint la citadelle de Chittorgarh. Perchée sur une falaise, l’ancienne capitale rajpoute se visite en rickshaw : ruelles étroites, kyrielle de temples et de palais de pierre ocre. Un peu plus loin, posé sur le lac Pichola, le Lake palace, ancienne résidence d’été des souverains d’Udaipur, est reconverti en hôtel, l’un des plus romantiques du pays. On y goûte aux fastes de l’Inde princière à travers ses salles de marbre blanc, ses patios enchanteurs et les trophées de chasse et photographies sépia de matchs de polo qui ornent ses murs.
Jérôme Galland
À Jaipur, les vieilles Ambassador blanches qui slaloment entre les mobylettes, les vaches et les rickshaw se jouent des lignes droites du plan d’urbanisme de la ville, inspiré du zodiaque hindou – édifiée en 1733, c’est la première ville du pays qui en est dotée, selon les souhaits du monarque éclairé Jai Singh II. Puis c’est Agra et son Taj Mahal, hymne silencieux à l'aimée défunte. À Delhi, on visite, bien sûr, le Musée national du rail, avant de rejoindre les villages branchés de Shahpur Jat et Hauz Khas, pour prendre le pouls de l’Inde contemporaine.
Après l’énergie de la métropole, on fait une halte chez Vishnu, à Haridwar, sur les rives du Gange. Et le train aborde enfin les steppes du Pendjab, qui s’étendent à l’infini. Amritsar, ville sainte des Sikhs, est hyper bruyante, congestionnée et polluée. Mais le Temple d’Or est une bulle de sérénité, un écrin de fraîcheur, très loin du tumulte de la ville. Les fidèles arpentent le sanctuaire par centaines, pieds nus sur le marbre. La litanie des psaumes récités par les prêtres se répand par vagues, rythmée par le tambour. Enveloppante, elle invite au vertige. On se mêle à la foule. Le Temple d’Or, merveilleux point d’orgue de cette épopée sur rail, vaut à lui seul le voyage.
Par
MARION OSMONT
Photographie de couverture : Darshan Varanava/EyeEm/Adobe Stock