Après avoir franchi le canal de Panama, le porte-conteneurs Widukind trace sa route en direction de Tahiti, sa prochaine escale. Entre les deux, exactement 4 524 milles, soit 8 379 kilomètres de bleus profonds, d’océan vide, de solitude. Quoique...
Onze jours sans voir la terre. Axel Bauer en aurait fait une chanson, un tube. Céline aurait écrit un paragraphe dédié à la sottise de ses ennemis, au cours d’un voyage au bout de l’ennui. Il est vrai qu’il naviguait en Atlantique. Quant à Pigafetta, il a conté l’émotion de son capitaine-général : « Ils avaient trouvé le cap, et la mer grande et large. Ce dont Magellan commença à pleurer de joie et donna à ce cap le nom de cap de Désir, comme une chose bien désirée et de longtemps requise. (…) Mercredi 28 novembre 1520, nous sortîmes du détroit et entrâmes dans la mer Pacifique, où nous demeurâmes trois mois et vingt jours ». Chacun son approche.
Les mantras du plaisir
A bord de Widukind, 221 mètres de longueur, alors lesté de 1 263 conteneurs, c’est un peu le temps de la pause. Entre Panama et Papeete, le cargo va brûler quelque mille tonnes de fuel, achetées 350 dollars l’unité dans le port de Rotterdam. Il filera 18 nœuds (environ 33 km/h) à vitesse constante. Pépère, en somme.
Ciel immaculé, mer quasi-plate et température autour de 30°C à l’approche de l’Equateur. Les dix-neuf membres de l’équipage cherchent l’ombre et profitent de ce temps à l’abri des urgences pour effectuer de menues réparations, un tuyau qui fuit, des boulons à resserrer, un thermostat en panne, vérifier les grues, une peinture à rafraîchir, graisser les poulies, laver les escaliers. La routine du grand large.
Pour les quatre passagers payants du cargo, la tête passe au mode vacances. La piscine (6X4 m) a été remplie, les maillots de bain enfilés, Eres et Vilebrequin évidemment, on est entre gens de bonne compagnie, reste à savourer les magies du Pacifique : le ciel limpide, le plein soleil, le chant des sirènes, à moins que ce soit déjà celui des vahine… Les mantras de l’insouciance et des abandons tiennent leur consistoire.
Confirmation, le Pacifique est bien bleu. Marine, intense, profond. Parfois surligné d’une crète d’écume blanche, d’une risée turquoise ou bien d’une raie d’indigo. Le ciel lui répond sur le même registre, léger, pâle, tellement transparent, plus soutenu à mesure que le jour en impose, violine lorsque le crépuscule jette ses ors puis ses velours sombres semés de milliers d’étoiles. Tant d’autres mondes veillent.
La reine des océans
Le grand spectacle marin s’en mêle. Comme tableau ordinaire, les oiseaux. A 3 000 kilomètres de toute côte, de quelle terre viennent-ils, où nichent-ils, dans quelle direction disparaîtront-ils ? Mystère. Mais ils sont là, élégantes frégates, aux ailes blanches et noires, albatros au vol de seigneur, flèches volantes plumées de brun, quatre, six, huit, toujours en couples. Un seul objectif : pêcher les poissons volants qui, les imprudents, choisissent les airs pour échapper aux dorades coryphènes dont ils constituent la friandise préférée. L’oiseau les suit au raz des vagues ou bien veille là-haut puis plonge brusquement façon missile et d’un coup de bec… Dure loi de la mer.
LifeofRileyDesign/Getty Images/iStockphoto
Parfois pointent les dauphins, groupe de dix ou de trente dont la figure préférée consiste à venir par bâbord sauter au-dessus du bulbe dessiné devant le cargo histoire d’améliorer sa pénétration dans l’eau. Comme ravis de leur show, ils recommencent et puis s’en vont, pourquoi si soudainement, pour où, un autre mystère. Hier, le capitaine Orencio Cortez qui assurait son quart sur la passerelle de commandement a brusquement pointé le doigt à 10 heures. Le geyser d’une baleine, 500 mètres à bâbord, un long tapis noir au ras des flots, un autre geyser, majestueux, puissant. Salut à la reine des océans.
Le spectacle peut aussi désoler lorsqu’il est assuré par les innombrables détritus qui bouchonnent dans le sillage de Widukind. Bouteilles, boites, plaques de polystyrène, sacs de plastique, semelles, détritus non-identifiables… Horreur des rebuts envahissant un univers qui méritait de rester intact, initial, initiatique peut-être.
Affaires d’espace et de temps
Au milieu du Pacifique, l’isolement est total, à la manière d’une pause dans le désert ou d’une retraite au secret d’un monastère. Oublié le téléphone, Internet, les mails, le fil des réseaux sociaux. Sur le porte-conteneur, aucune communication n’est ouverte, sauf pour le capitaine. Alors, deux inédits s’imposent au fil de cette solitude au long-cours : l’espace non mesuré d’abord, ciel grand ouvert et cercle parfait que dessine la ligne d’horizon sans cesse repoussée, un impeccable zéro et ses infinis, infinis, infinis ; le temps ensuite, jamais compté, sans autres repères que le jour et la nuit, sans obligation de faire, ou pas, juste soumis au plaisir d’en disposer à son envie.
La conjugaison des deux sécrète une divine alchimie. Elle invente un monde libéré dont chacun devient le guide éclairé. Jours longs, nuits lentes, ou inversement, forgent les plus sures évolutions, accompagnent les meilleures résolutions. On en profite pour ranger -ou nettoyer- les cases dans sa tête, harmoniser -ou vider- les tiroirs de son cœur. Cette fusion des essentiels dope la conscience, la guide vers ses points de vertu, lui offre le souffle dont l’avait sevré le monde ordinaire. Il ne s’agit pourtant que d’une glace dévoilant l’abîme qui fait face. Baudelaire l’écrit : « Homme libre, toujours tu chériras la mer ! La mer est ton miroir, tu contemples ton âme ». Là où il n’y a plus rien, probablement se trouve l’essentiel. A chacun de le découvrir pour s’ouvrir puis s’offrir. Ce que Gauguin appela « Un coin de moi-même encore inconnu » lorsqu’il justifia sa quête, avant d’arriver à Tahiti. Cette école du savoir devrait être obligatoire.
Karaoké à bord
Elle ne s’impose pas à tous. Les dix-neuf hommes d’équipage du Widukind vivent aussi le spectacle des infinis pacifiques, pourtant, peu s’en soucient. Démonstration hier, un jour sans. Allez savoir pourquoi, pas le moindre spectacle à se mettre sous les jumelles. Les frégates n’avaient pas le bec à pêcher, nul dauphin joueur à l’approche, aucune baleine ni le plus petit bateau en vue, juste le sillage rectiligne du cargo fendant l’océan d’un trait d’écume bouillonnante. Le capitaine Cortez, pour une fois pas vraiment rigolard, a résumé : « Un jour totalement vide. Comme notre vie à nous, les moines de l’océan ». Il pensait ascètes, forçat peut-être. Alors pour retrouver l’entrain, il confie ses mémoires d’outre-large. Cette fois où sont tombés d’un conteneur à peine ouvert trois clandestins déshydratés, 250 000 dollars d’amende et le FBI sur les dents ; ou quand ce marin apprit en pleine mer que sa fiancée avait trouvé meilleur parti, devenu fou, il avait fallu l’enfermer à double tour ; et celle des douaniers qui surveillent de loin que le drapeau de leur pays a bien été hissé dès l’entrée dans ses eaux territoriales, deux minutes de retard, pénalité, à moins qu’il reste une caisse de whisky… ; et encore quand ce monsieur si bien mis a demandé de livrer un colis à Miami moyennant une pile de billets apportés par une créature tout sourire et peu farouche. La vie ordinaire des marins, le capitaine s’en esclaffe.
Quelques heures plus tard, pour célébrer l’arrivée dans le Pacifique, il a reconquis ses troupes d’un « Ce soir, barbecue ! ». Hourras de l’équipage ! Le seul maître à bord détient la clef d’or, celle qui ouvre le magasin où sont entreposées ses libéralités, validées par l’armateur depuis Hambourg. Bière, bourbon, scotch, rhum, vin, porto et même un peu d’eau, tout est gratis, à volonté. Le cuisinier, dire cook, prépare la braise et les grillades, des montagnes de poulet, bœuf, porc, rendez-vous 17h30 sur le pont N°3 pour la joyeuse assemblée. Ah, il manque l’animation. Le chef des machines, un Russe de Vladivostok, arrive avec deux mécanos philippins. Ils portent le téléviseur, les haut-parleurs et le catalogue des chansons pour le karaoké. Un triomphe. Même le capitaine pousse la note entre deux lampées, les assiettes tournent, les verres trinquent à tout va, tchin-tchin, jusqu’au bout de la nuit. Des hommes, des vrais. Pas sûr qu’ils aient tous regagné leur cabine sans s’accrocher des deux mains à la rampe de l’escalier.
Bonne nouvelle, le capitaine a dit qu’on remettrait ça quand Widukind franchira l’équateur. L’arrivée dans l’hémisphère sud justifie bien son petit gorgeon, non ?
> ARTICLE SUIVANT : TAHITI, IA ORANA
Par
JEAN-PIERRE CHANIAL
Photographie
JAKUB/FOTOLIA