En écho à l’Année internationale du tourisme durable pour le développement, dont les Baléares sont partenaires officiels, Voyageurs du Monde vous propose une visite d’Ibiza par ses chemins détournés. Une autre île apparaît alors, menée par une communauté résistante et engagée, descendants légitimes des hippies de la première heure. Sous les rochers, la vie !
NOUVEAUX PAYSANS DU CŒUR DE L’ÎLE
Ce n’est pas un hasard si les hippies et, avant eux, les artistes, écrivains et musiciens venus dès les années 1930 à la recherche de dépaysement et d’émotions l’ont choisie. “Eivissa” en catalan, “Ebusa” pour les Arabes, “la sèche” ou “la blanchie de soleil”. Ibiza, de tout temps l’île des marginaux ; autonome, républicaine et accueillante. Elle fut aussi bien le refuge de Juifs allemands ayant fui le nazisme que d’Espagnols échappant au franquisme. Quand on arrive par bateau, l’apparition est magique. Une ville toute blanche, qui dégringole en gradins sur les rochers pour plonger dans la mer. Au sud du sud, il y a les salines. Proches de la ville éponyme, de la techno et du clubbing, elles vous transportent immédiatement loin de l’image cliché d’Ibiza. Dans un paysage immobile de marais salants, fief des oiseaux migrateurs et des flamants roses, une montagne de sel d’une blancheur irréelle semble posée comme une œuvre d’art. Tout au bout, un petit hameau – où habitaient les travailleurs qui chargeaient le sel sur les bateaux –conserve un charme très particulier.
En partant vers l’ouest, le long des côtes se succèdent plages de sable blanc et petites criques, toutes plus belles les unes que les autres, comme Sa Caleta ou Es Xarco. À la pointe sud-ouest, Sa Pedrera, rebaptisée “Atlantis” par les hippies, tient du pèlerinage ou de l’escalade pour pouvoir atteindre des piscines naturelles sublimes après une descente d’une petite heure par un chemin abrupt. Un peu plus loin, la balade jusqu’à la tour des Savinar est plus facile. L’endroit idéal pour contempler Es Vedrà, mythique rocher de 400 m surgissant de la mer. Même si c’est une carte postale, on est ébloui.
La “tour des Pirates” rappelle que l’on guettait l’arrivée de ces derniers car ils pillaient les habitants puis les vendaient comme esclaves, jusqu’à ce que le roi d’Espagne Philippe II fasse construire une imposante muraille pour les protéger. Certains “Ibicencos” devinrent même corsaires afin d’aborder les bateaux ennemis. Plus haut sur la côte ouest, avant d’arriver à Cala Comte, prendre à gauche un chemin bordé de poteaux électriques qui semble ne mener nulle part. Au bout, un escalier conduit à Calita del Embarcadero, crique magnifique à l’eau translucide.
”Consternés par les dangers menaçant leur île, des Ibicencos de souche ou par choix ont ainsi décidé de réagir.”
Pour éviter Sant Antoni de Portmany, massacré par les constructions ravageuses, nous faisons un détour vers Sant Rafel de Sa Creu pour visiter Can Moreno, la ferme pilote de Rosalina Marí. Ingénieure agronome, professeure d’agriculture biologique, cette Ibicenca a tout appris auprès de Gaspar Caballero de Segovia, pionnier de la permaculture à Majorque et auteur de Parades en crestall, l’une des bibles des néo-agriculteurs. “Cet homme a changé ma vie ”, dit celle qui s’emploie à son tour à transmettre la bonne parole. Dans son potager, les fleurs comestibles poussent à côté des légumes et des arbres fruitiers anciens.
Sa production est vendue dans des paniers sous la marque Senalló. Sur place, on trouve aussi des herbes, du fromage, des confitures et des produits du commerce équitable. Même fibre résistante chez ses voisines Maribel Juan et Fina Pratts, femmes énergiques, joyeuses et bagarreuses, et fières représentantes de cette nouvelle vague de néo-paysans à travers l’Associació de Productors d’Agricultura Ecològica de Ibiza y Formentera qu’elles dirigent. La visite de leurs deux fermes nous enchante. Ici la terre se travaille à mains nues ou avec des instruments basiques pour ne pas l’abîmer, non parce que c’est à la mode ou bien lucratif, mais pour penser au futur et à leur progéniture.
Il y a une dizaine d’années, consternés par les dangers menaçant leur île, des Ibicencos de souche ou par choix ont ainsi décidé de réagir. L’Ibiza Preservation Fund était né, avec, à sa tête, la Barcelonaise Sandra Benveniste. Cette Ibicenca de cœur, belle femme active et déterminée, a relevé ses manches au nom de la protection de l’île : “Quand le paysage était cultivé, tout avait un sens. Il faut soutenir les jeunes agriculteurs pour qu’ils n’abandonnent pas la terre, arrêter de planter des jardins tropicaux et privilégier les cultures, car en cas d’incendie elles forment des mosaïques qui coupent le feu.
Manger local est donc important, en acceptant de payer un peu plus cher une meilleure qualité. Pour avoir une consommation responsable, on peut aussi utiliser ‘l’eau grise’ de la vaisselle pour arroser. Avec trois cents jours de soleil, tout ici devrait être équipé en solaire. Les voitures de location pourraient être électriques avec un système de charge rapide que l’on pourrait installer sur les routes. Et si la mer possède ce bleu sublime, gracias à ‘Posidania’, une plante aquatique qui la nettoie naturellement. Pour éviter de l’arracher, les bateaux peuvent s’accrocher à des bouées écologiques prévues.” À Ibiza, 60 fermes se sont ainsi converties et produisent désormais bio.
L’OUEST NOMADE EN PENTE DOUCE
Halte suivante à La Granja, qui fait également partie de ce mouvement mais n’a de ferme que le nom. À quelques kilomètres de Santa Gertrudis, il faut montrer patte blanche pour faire partie des happy few de ce refuge bobo chic réservé aux membres de Friend of a Farmer, pionnier du farm-to-table à New York. Le fermier en question, Andy Szymanowicz, Californien pur jus, a conçu un potager biodynamique magnifiquement entretenu par ses aides jardiniers et exemplaire d’une variété impressionnante de fruits et légumes que le chef Jose Catriman, débarqué de sa Patagonie natale, cuisine avec talent.
La décoration d’un goût parfait assurée par Dreimeta, le studio d’archi de l’Allemand Armin Fischer, est d’un style dépouillé, aux beaux matériaux et aux couleurs sourdes. Une retraite réservée à une jet-set branchée qui s’avère moyennement accueillante… Nous repartons vite vers le val de Buscastell. Un endroit totalement intact, où les Maures avaient créé au XIII e siècle un système d’irrigation innovant et qui coule encore dans cette vallée secrète, arrosant les potagers des maisons alentour. Sur 3 ou 4 km, on surplombe avec bonheur cet oasis de verdure qui se découpe en parcelles de différentes nuances de vert d’une fraîcheur absolue.
Sur la côte ouest, la belle plage de Cala Salada ayant servi de décor à More, le film culte de Barbet Schroeder tourné dans les années 1960, attire un peu trop de monde. En escaladant la roche le long de la maison rouge, on atteint des cabanes de pêcheur bordant la tranquille Cala Saladeta, bien moins fréquentée. Plus haut, passage obligé à Las Puertas del Cielo, juste pour la vue fantastique, avant de rejoindre Santa Agnès de Corona, un tout petit village connu pour son bar-épicerie, Can Cosmi, devenu une institution. Tout le monde vous dira qu’ils servent la meilleure tortilla de l’île. Tout autour, la campagne splendide se colore d’une terre ocre rouge flamboyant. Sur les petites routes bordées de murets de pierres sèches, la traversée de champs d’amandiers et d’oliviers est divine. Le Nord est plus sauvage, avec des collines couvertes de forêts de pins et des petites criques plus désertes.
Au bord de l’eau fleurissent des chiringuitos, ces petites guinguettes typiques. Poulpes, gambas ou poissons grillés sont servis à Cala Xuclar, notre favorite. À Portinatx, au bout d’une petite plage populaire en forme d’anse, un bâtiment banal a été métamorphosé par la Néerlandaise Rozemarijn De Witte et le Français Pierre Traversier. Rédactrice en chef de la presse de décoration et basketteur, ils sont devenus hôteliers en réhabilitant avec brio une ancienne pension de famille dans un style bohème chic. Los Enamorados est un melting-pot de meubles chinés et d’artisanat, de chambres et de salles de bains élégantes et raffinées. Il est l’heure, au coucher de soleil, de déguster leurs anticuchos, spécialité péruvienne de poulet ou poulpe mariné et grillé, ou encore leurs carpaccios de poisson ou crustacés, sur une grande terrasse ouverte sur la mer et deux îlots rocheux.
Au nord dans les terres, au village de Sant Joan de Labritja le dimanche matin, après avoir bu un jus de fruit revigorant sur la terrasse du petit café Sabores Naturales, le marché artisanal mérite une visite rien que pour constater que la mode “ad lib ” (ad libitum) est toujours d’actualité. Une liberté vestimentaire totale instaurée par les hippies que les autochtones avaient surnommés à leur arrivée “los peluts ”. Chevelus, parfois barbus, souvent nudistes, ou habillés de vêtements colorés, coiffés de bandanas, ces partisans du retour à la nature, adeptes du bio avant l’heure, ont fini par se fondre dans le paysage.
On y croise quelques résistants de la première heure, dreadlocks et teint cuivré, mais aussi une poignée de “gypsets ”, néo-hippies à l’esprit nomade glamour en tenues ultra cools et hyper colorées. À l’écart du village de San Vicente de Sa Cala, nichée en hauteur, l’église a un charme particulier, avec ses petites croix noires peintes sur les murs d’un blanc immaculé. À l’est, à Sant Carles de Peralta, Ronnie Anderson, un journaliste anglais pionnier en matière d’écologie et très actif dans l’Ibiza Preservation Fund, élève des porcs noirs, cultive ses terres de Can Pere Mussona et un verger avec un voisin hollandais. Cala Mastella, petite calanque un peu marseillaise, a l’air secrète mais sa gargote ne l’est pas. Il faut même réserver très très à l’avance chez El Bigotes, qui veut dire “moustaches ” en espagnol, comme celles du patron qui va tous les jours à la pêche pour régaler ses clients.
L’ARCHITECTURE PASSIVE DU BOUT DE L’ÎLE
En redescendant plus au centre de l’île, Samuel Swinborn, un Néo-Zélandais débarqué pour les vacances et lui non plus jamais reparti, dirige désormais la brûlerie de café bio et équitable Meke, qui fournit toutes les bonnes adresses de l’île. Dans sa petite entreprise artisanale, on peut voir toute une équipe qui torréfie le café en faisant griller les grains à 200 °C, puis en les brassant pour les refroidir rapidement, étape essentielle, sur un plateau tournant, avant de les emballer.
À siroter sur place à l’ombre d’une pergola, ou à emporter en grains ou moulu… À la même adresse, rencontre avec Bernat Tatjer de B&Me. Ce caviste spécialiste de vin naturel bio soutient avec enthousiasme les petits producteurs qui travaillent avec intégrité. À visiter également la bodega Can Rich, l’un des quatre domaines viticoles de l’île : passé au bio depuis les années 1990, Joan, le propriétaire, fournit sept cuvées, une huile d’olive et la fameuse liqueur locale “Hierbas ibicencas” concoctée à partir de 17 herbes macérées.
Dans cette île longtemps marquée par la pauvreté, une population plus aisée est venue rénover de vieilles fincas ou se construire de belles villas modernes dès les années 1970. Ils se sont pour la plupart glissés discrètement dans l’environnement, faisant écho aux maisons cubiques traditionnelles, blanchies régulièrement à la chaux, entre les champs de caroubiers, figuiers, grenadiers et jardins d’agrumes. Dans ce paysage, l’architecte Julian Watson Todd fait lui aussi figure de pionnier : il vient de signer la première “maison passive ” d’Ibiza, une merveille de technologie 100% autonome. Rien de nocif ici, l’énergie solaire est totale. Les murs ne sont pas peints mais recouverts d’un produit naturel qui respire, les sols ont des planchers de bambou, les robinets diffusent l’eau comme une légère pluie pour économiser, des capteurs mesurent la qualité de l’air tandis que les fenêtres équipées de stores s’élèvent et se baissent en fonction du soleil, sans oublier l’indispensable prise électrique pour recharger le véhicule.
LE FARM-TO-TABLE, LES PIEDS DANS L’EAU
Envie de farm-to-table ? Direction la Finca & Granja Ecológica Can Musón qui revisite le concept à l’espagnole et propose “la huerta directo a tu mesa ”! On repart le panier chargé de fruits et légumes du potager, après un détour par la basse-cour pour saluer chèvres, cochons noirs et animaux du poulailler, y compris dindons et paons. Près de Santa Eulària del Riu, un rocher bleu nous indique le sentier à prendre pour arriver aux Terrasses.
Voilà trente-cinq ans que Françoise Pialoux s’est installée dans une vieille finca restaurée et agrandie au fil du temps de chambres nichées dans des petits cubes blancs pour accueillir amis et voyageurs, heureux de se poser dans ce havre de paix. Excellente cuisinière, “Mimine” régale le Tout-Ibiza de plats inventifs, cuisinés avec des produits locaux essentiellement bios. Tarte aux abricots mémorable et, chaque mardi soir, les aficionados sont au rendez-vous pour déguster son divin couscous. À l’ouest de l’île, elle loue aussi son grand cabanon perché au-dessus de la mer.
Vers le sud, après avoir traversé la ville de Jesús, la route près de l’église mène à la mer. À gauche de la plage de Talamanca, après des immeubles modernes, au bout du bout sur la gauche, un chemin rocailleux que l’on peut prendre en voiture débouche sur une vraie “gargote ” les pieds dans l’eau. C’est le chiringuito de Maria à Sa Punta, entre le sable et le roc on s’assoit sur des chaises en plastique, sous un parasol, pour savourer un poisson frais du jour. À Ibiza, en haut de la vieille ville, en montant vers la cathédrale, il y a des ruelles charmantes, comme celle où se trouve La Finca, le restaurant du Danois au chapeau noir Boris Buono, qui vient nous chercher de peur que l’on ne se perde. Jeune chef sympathique, passionné par la nature, il pêchait et cueillait des champignons dès son plus jeune âge, dans son pays au Danemark.
Formé au Noma à Copenhague par le maestro René Redzepi, il cuisine des plats étonnants à base d’herbes sauvages et de produits de la mer. Entouré de jeunes que l’on voit œuvrer fébrilement, il a également investi une ancienne finca façon estancia argentine au jardin magnifique. Il propose une cuisine plus simple, familiale. Son potager organique, son verger et son poulailler seront bientôt le fief de moutons et de porcs ibicencos, afin qu’il devienne complètement autonome, selon son projet de vie. Une pancarte à l’entrée vous prévient : “You are exactly where you need to be ”. Une phrase qui résonne comme une promesse, et qui pourrait être celle d’une autre Ibiza, en passe de devenir une île écoresponsable. C’est tout ce que nous lui souhaitons.
Par
CATHERINE ARDOUIN
Photographies
VINCENT MERCIER