Chili

L’île de Pâques et son peuple de pierre

L’île de Pâques et son peuple de pierre

Ce confetti de 163,6 km² flotte au milieu de nulle part, en plein Pacifique, à 3 760 kilomètres de Santiago, capitale du Chili, le pays duquel l’île dépend. Ce trésor historique et humain classé au patrimoine mondial par l’UNESCO, justifie un voyage en soi. Attention, éblouissement garanti.

 

On les appelle Moaï. Le mot désigne les 887 statues de pierre qui font l’énigme de Rapa Nui, l’île de Pâques, baptisée ainsi parce qu’elle a été découverte le 6 avril 1722, jour durant lequel les chrétiens célèbrent la Résurrection. Elles composent son mystère autant qu’elles contribuent à sa beauté. Car ces visages sculptés dans le tuf (une pierre volcanique) entre les XIIIème et XVème siècles ont carrément belle allure.

Ile de Paques au CHili

©Ivonne Wierink - stock.adobe.com

Hautes de 2,50 mètres quand elles jouent les modestes, mais quatre fois plus pour certaines, pesant une dizaine de tonnes en moyenne (certaines affichent les 80 tonnes), elles imposent le registre altier, massif, paré pour l’éternité. Pris par l’euphorie, on se remémorerait presque la Genèse (6.4) : « Les géants étaient sur la Terre en ces temps-là ». D’autant que nul n’est capable d’expliquer avec certitude comment ces moaï lourds comme un secret de famille ont été relevés, acheminés à bras d’hommes sur plusieurs kilomètres, une vingtaine parfois, entre la carrière d’extraction de la pierre brute jusqu’à la plateforme qui leur était destinée, fichés en terre assez profondément pour résister au vent comme au temps. Pareillement, on peine encore à comprendre le sens de leur haute coiffe de pierre rouge (pukao) ou le soin mis à composer leur regard avec du corail blanc percé d’obsidienne noire.

 

Même les extra-terrestres

Bref, voici un territoire de poche battu par les vents de l’océan, nimbé de mystères aussi épais que ceux des pyramides, la disparition brutale des Mayas ou, trois siècles durant, la résolution du théorème de Fermat. Les exégètes toujours prompts à combler l’incompréhensible par une dose de mysticisme s’en donnent à cœur joie. Alors, prière de débarquer sur l’aéroport de Mataveri à deux pas de la capitale de poche qu’est Hanga Roa où vivent la moitié des 6 000 habitants qui peuplent l’île, œil rond, esprit ouvert aux affaires sérieuses autant qu’aux fantaisies les plus loufoques.

Mer et statues sur l’île de Pâques

©Karol Kozlowski

Pendant que les archéologues se chamaillent, au moins sait-on que les moaï ont été sculptés dans la carrière ouverte sur les flancs du volcan Rano Raraku, au milieu de l’île, avant d’être poussés (avec cordes et rondins ?) jusque sur la côte. Oh hisse ! Mais voyons, le bloc de pierre à peine dégrossi n’était travaillé qu’une fois parvenu à destination. Allons, allons, c’est clair, ils rendent hommage aux anciens, chaque clan les siens et son roi. Pfff… on voit de suite que les statues ressemblent aux tikis polynésiens, si nombreux aux Marquises, les communautés de marins communiquaient avec leurs pirogues bien avant qu’on l’imagine. A moins que les Incas s’en soient mêlés, eux, les génies de l’architecture monumentale… Pas du tout, ils donnent corps au lien secret que les Pascuans avaient tissé avec les affaires du ciel. Absolument pas, voici la preuve d’une intervention divine qui dota la population d’une force surhumaine. A moins que ces visages si massifs qu’ils sont impossibles à déplacer démontrent l’aide donc le passage de visiteurs débarqués d’une autre planète ! Chacun fera son tri. Affaire à suivre.

 

La vie au vert

En attendant, bienvenue en pays de déraison. Le voyage étant lointain, long et cher (plusieurs milliers d’euros par personne), le gouvernement chilien est régulièrement soupçonné de vouloir imposer au prix fort l’accès à cette scène unique au monde (chaque touriste doit s’acquitter d’une taxe de 60 dollars payable en liquide) avant sans doute de contingenter un jour le nombre des arrivées. La protection de cet inestimable trésor légitimerait la mesure.

Se mettre au vert sur l'ile de Paques

©jobipro - stock.adobe.com

La géographie de Rapa Nui, aussi bosselée que verdoyante, ressemble à nos campagnes du Perche ou du Massif Central, spectacle du grand large en prime. Dans les prés gambadent chevaux, vaches et moutons, comme une allégorie des douceurs de la vie agraire, traversée ici par un cow-boy au petit trot, éclairée là-bas d’une ferme miniature ou d’un bouquet de bananiers. Quant aux moaï, ils ont été plantés tout autour de l’île, en bordure de côte, dos tourné à l’océan. Encore une bizarerie…

 

Pause sur fond d’or et de saphir

Outre la grimpette en bord de cratère du volcan Rano Kau (Rapa Nui est née de l’éruption de trois cônes très proches les uns des autres), splendide cuvette ronde aux rebords d’un kilomètre de diamètre joliment ébréché sur l’océan, l’essentiel du séjour sera consacré à la découverte des sites archéologiques les plus impressionnants. En commençant par la carrière Rano Raraku, là où furent taillés la plupart des moaï. Des centaines de statues inachevées, à jamais prisonnières de leur gangue de pierre balisent le chemin. En observant leurs orbites vides, on serait presque tenté d’imaginer qu’elles implorent une prochaine délivrance.

volcan Rano Kau

Marcos Osorio

Ensuite, poursuivre avec les groupes les plus denses des géants au regard figé. Ahu (plateforme) Tongariki compte quinze statues impeccablement alignées. Spectacle impressionnant. Ahu Anakena avec sa jolie plage de sable blanc montre sept sentinelles superbement conservées qui prennent la pause sur fond d’or et de saphir, selfie s’il vous plaît ! Ajoutons Ahu Akivi, riche de sept moaï. Surprise, ceux-là regardent vers le large, comme s’ils saluaient déjà les explorateurs qui n’allaient pas tarder à cingler jusqu’ici à partir de 1 722. Ce sont les seuls de l’île qui prennent l’horizon en considération, ajoutant leur énigme au grand mystère pascuan.

 

Gardiens du temps

Plusieurs dizaines d’autres plateformes sont ouvertes à la visite. Moins spectaculaires peut-être mais aussi émouvantes et précieuses que les stars du genre dont les images assurent la célébrité de l’île dans le monde entier. En outre, moins fréquentées, elles offrent le plaisir d’une conversation intimiste avec ces personnages dont la sagesse minérale impose sa puissance bien au-delà des mots. Découvrir alors les bonheurs d’un échange totalement instinctif, mental, immédiat. Le vivre comme la leçon de Pâques, celle qui offre au voyage ses plus beaux frissons.

chevaux et statues sur l'Île de Pâques

©Basmati - stock.adobe.com

Il est 17 heures et les ombres ajoutent à la magie des visages nimbés de légendes. L’imagination vagabonde en résonnance avec les vibrations telluriques qu’impose cette terre jaillie à l’écart du monde et de ses conventions. Seuls les Pascuans jouent les indifférents. Leur cœur bat au rythme de leur île. Depuis toujours, ils savent interpréter les risées du vent et la manière dont volent les oiseaux de mer autour de leurs ancêtres de pierre. Avec les moaï, ils sont devenus gardiens du temps.

 

Par

JEAN-PIERRE CHANIAL

 

Photographie de couverture : AdobeStock