Il évoque des murs de béton, des pièces d’eau et des verrières, des plantes à foison et une savante association de courbes, d’arêtes et de jeux de lumières. Au Brésil, le modernisme tropical semble être devenu presque un bout de quotidien, une philosophie, une manière d’appréhender les choses, la vie. Des espaces reflétant le for intérieur. Une fenêtre sur l’extérieur. Un mouvement qui transpire d’art en art et rayonne sur le monde. Merveilleux et inépuisable dynamisme brésilien.
De Le Corbusier…
Lors de sa première visite à Rio de Janeiro, en 1929, Le Corbusier fait la connaissance de Joséphine Baker. Une rencontre de deux précurseurs en leur domaine, une collision des arts, des styles et des personnalités qui a lieu sous les auspices de la belle carioca dont Corbu fera les plus beaux éloges :
"Quand tout est une fête, […] quand l’été tropical fait jaillir des verdures au bord des eaux bleues, tout autour des rocs roses ; quand on est à Rio de Janeiro, – des baies d’azur, ciel et eau, se succèdent au loin en forme d’arc, bordées de quais blancs ou de plages roses ; où l’océan bat directement, les vagues se roulent en lames blanches ; où le golfe s’enfonce dans les terres, l’eau clapote."
Précisions sur l’état présent de l’architecture et l’urbanisme, Corollaire brésilien, Le Corbusier (1930)
Au cours de ce passage relativement inattendu au Brésil, le maître de l’architecture moderne donne un cycle de conférences. L’occasion, entre autres, de rappeler l’importance qu’il faut accorder selon lui à la préservation de la nature.
"J’ai l’impression que Rio de Janeiro a une nature si belle que l’homme, bien qu’il essaye par tous les moyens de la détruire, n’y réussit pas."
Architecture et nature : Contribution à une anthropologie du patrimoine (1996), JB. Martin et F. Laplantine, Broché
Heureuse coïncidence, à ces exposés assistent Lúcio Costa, idéologue du mouvement moderniste brésilien et père du ministère de l'Education et de la Santé de Rio (1943), et un certain Oscar Niemeyer, architecte de la sensualité ; deux futurs pionniers du modernisme brésilien. S’en suivra un véritable tournant dans l’architecture du pays.
Casa Geneses - Fernando Guerra
Le mouvement moderne – qui marque le XXe siècle par son rationalisme, son fonctionnalisme et son goût pour la puissance de la forme – n’épargne donc pas le Brésil. Pourtant, tout en étant influencés par ce mouvement, les milieux artistiques brésiliens vont s’en émanciper, se libérer des injonctions étrangères et trouver une expression propre à leur pays, riche d’une incommensurable diversité culturelle et territoriale. Le phénomène ne se cantonne d’ailleurs pas au Brésil ou à l’Amérique latine. Dans la période qui suit la Seconde Guerre mondiale, on utilise souvent les colonies comme terrain d’expérimentation. Les architectes modernistes tentent ainsi d’appliquer leurs théories à des territoires non-européens, à des climats plus humides et plus chauds, à des environnements tropicaux, entre autres. Le modernisme tropical est né.
… à Geoffrey Bawa
Originaire de Ceylan, Geoffrey Bawa connaît bien son climat et ses défis. Il s’impose comme le principal représentant de ce mouvement architectural, dessinant pour son pays d’origine des constructions dynamiques, compatibles avec des environnements difficiles. Au début des années 1960, il s’intéresse ainsi aux matériaux de construction traditionnels du Sri Lanka et développe des moyens novateurs d’utilisation de la lumière naturelle, de l’espace et des matériaux, notamment. En témoignent ses nombreuses réalisations officielles et privées : le temple féérique de Malacca à Colombo, son exubérante propriété de Lunuganga, aux structures de verre et de béton, ou encore le siège du Parlement srilankais à Kotte, majestueux ensemble asymétrique flottant au centre d’un lac artificiel.
Mac Niteroi - Oscar Niemeyer
Mais Geoffrey Bawa, tout précurseur qu’il soit en la matière, n’a pas le monopole du modernisme tropical. Confrontés aux mêmes défis climatiques et mus par la même envie de créer des espaces proches de leur culture, les architectes et designers brésiliens se lancent eux aussi dans une réflexion afin de répondre à un besoin local, artistique et structurel. En 1964, le coup d’état militaire de Castelo Branco annonce le début d’une période hybride. La répression des intellectuels et artistes a lieu sur fond d’embellie économique, le fameux « miracle brésilien ». Tandis que certains architectes sont poussés à l’exil ou mis en prison, une autre génération de designers émerge. Vilanova Artigas, Luis Barragán, Roberto Burle Marx, Marcio Kogan, Paulo Mendes da Rocha, Joaquim Tenreiro, Isay Weinfeld... Les noms des représentants du mouvement résonnent désormais comme autant de villas aux contours dessinés par et pour la nature, comme autant d’édifices aux murs psychologiques.
Fonctionnalité et dialogue avec la nature
Style architectural alliant esthétique minimaliste moderne et réponse aux besoins climatiques et environnementaux des Tropiques, le modernisme tropical brésilien possède une personnalité à part entière. S’il s’affranchit de certaines règles créées par le Vieux Continent pour le Vieux Continent, il n’en reste pas moins une interprétation directe du modernisme. A cet égard, il en reprend certains concepts et points d’attention, et se les réapproprie. On retrouve ainsi un souci certain de fonctionnalité, nécessaire pour s’adapter aux contraintes contemporaines et climatiques locales. Les techniques de construction et les matériaux, plus durables, sont pensés pour faire face aux températures élevées et à l’humidité. On invente des méthodes de refroidissement naturel comme la ventilation transversale, on multiplie les patios, on s’isole de la chaleur au moyen de brise-soleil – écrans de bois verticaux et treillis viennent créer des jeux d’ombre dans les intérieurs. Et, surtout, on privilégie les ouvertures sur l’extérieur. Car ce qui définit le modernisme tropical est avant toute chose sa volonté de dialoguer, d’être en prise directe avec la nature. Le bois est souvent utilisé comme une continuité à l’environnement extérieur, les matériaux font écho aux écosystèmes environnants.
Casa de Vidro - Institut Lina Bo Bardi
On retrouve ainsi dans la Casa de Vidro de Lina Bo Bardi (1951), à São Paulo, des parois transparentes, une vue panoramique sur la forêt et une utilisation assumée de l’open space (bien avant que le concept n’ait de nom). Toujours à São Paulo, Isay Weinfeld achève en 2003 un projet de maison particulière reprenant de nombreux codes du modernisme tropical : un patio central divisant le bâtiment en deux, une piscine étroite filant tout le long de l’édifice, des ouvertures qui captent la lumière naturelle, un brise-soleil en bois sur les fenêtres, des murs de pierre texturés et des boiseries délicates. Dans la villa Chez Georges (1974), classée au Patrimoine urbain de Rio de Janeiro, le talent de l’architecte Wladimir Alves de Souza s’exprime dans tout son modernisme : un patio orné d’une pergola de voûtes en béton ; dans le salon, des panneaux coulissants découvrant la piscine, la forêt et le Pain de Sucre. Avec la Casa das Canoas, à l’extérieur de Rio, Oscar Niemeyer rappelle lui aussi, à l’aide d’un charme tropical non-dissimulé, qu’il est l’un des piliers du modernisme brésilien.
Chez Georges
Fidèle à ses ambitions, le modernisme tropical ne se cantonne pas aux jungles urbaines – São Paulo, Brasilia, Rio – et se retrouve en tous lieux, perché sur une falaise face à l’océan, au milieu d’une luxuriante forêt humide, à l’orée d’une plage de sable, léché par les embruns. Or, s’il n’est pas rare au Brésil de tomber nez à nez avec de beaux exemples de modernisme tropical, le concept s’appréhende nettement plus aisément en compagnie d’un(e) spécialiste qui saura déceler les œuvres les plus dignes d’intérêt, révéler l’âme de chaque édifice, le génie derrière chaque création, la beauté derrière chaque mur de béton.
Par
ELEONORE DUBOIS
Photographie de couverture
ALIX PARDO