L’eau est porteuse de sons. De Stravinsky à Freddie Mercury, tous ont composé les mouvements de la mélodie du Léman. Une onde qui rejaillit jusque dans les palaces, les montagnes et les rues de la Riviera vaudoise, et atteint son climax en juillet au Montreux Jazz Festival. Flânerie sur les rives du lac helvète.
Adagio : l’archet de Tchaïkovski et le Soldat de Stravinsky
Si l’on garde des traces de passages de Mozart ou Mendelssohn dans la région, l’histoire qui lie le lac à la musique s’ouvre véritablement en 1878. Par un jour d’hiver, Tchaïkovski emménage à Clarens. En attendant le printemps, il noie la douleur d’un mariage raté dans l’écriture d’un concerto pour violon. Sans le savoir, Piotr Ilitch Tchaïkovski ouvrait, en ré-majeur, la voie à la diaspora de musiciens d’Europe de l’Est.
Dans Chroniques de ma vie, Igor Stravinsky écrivait : “La musique est le seul domaine où l’homme réalise le présent. Par l’imperfection de sa nature, l’homme est voué à subir l’écoulement du temps – de ses catégories de passé et d’avenir – sans jamais pouvoir rendre réelle, donc stable, celle de présent." Aujourd’hui, la maison de l’auteur du Sacre du printemps est devenue un hôtel, La Maison d’Igor. Fin 1917, le compositeur traverse des années douloureuses – son frère est mort sur le front roumain, la révolution russe l’a coupé de ses revenus, son épouse est atteinte de tuberculose. C’est dans ce contexte qu’il compose L’Histoire du soldat, un opéra-ballet miniature sur un livret de son ami vaudois Charles Ferdinand Ramuz. Passé l’orage de la guerre, après six années suisses, il ouvrira un autre mouvement dans la symphonie de sa vie : “Je résolus de transporter mes pénates en France où alors battait le pouls de l’activité mondiale…” Cependant, chaque année, des mélomanes se rendent en pèlerinage à La Maison d’Igor, prendre le petit déjeuner à l’endroit même où se trouvait son piano, puis marcher au ras de l’eau, le long du quai qui porte son nom, le regard tourné vers les sommets d’un paysage inchangé. Un voyage en Suisse, entre le ciel et l’eau, la montagne et le lac, nous offre l’occasion d’éprouver cet instant où chaque note est à sa place dans le moment présent : l’harmonie.
Moderato : les mains de Clara Haskil
Néanmoins, pour la plupart, les musiciens ont moins cherché à l’est des Alpes la beauté du monde que la protection des mécènes et, plus tard, le secret des banques. De tous les virtuoses qui ont arpenté la corde qui relie Lausanne à Montreux, nul n’est plus attachant que la pianiste roumaine Clara Haskil. À Vevey, Patrick Peikert dirige aujourd’hui le concours qui porte le nom de l’artiste. Sur la terrasse de l’hôtel des Trois-Couronnes, à l’endroit même où ont joué Saint-Saëns, Fauré ou Paderewski, il évoque le destin d’une femme fragile qui a vécu pour la musique, mais qui n’a pu en vivre qu’à l’âge de 50 ans. “Clara Haskil est née en 1895, commence-t-il. Elle a donc connu deux conflits mondiaux à l’âge adulte. Sa carrière a toujours été empêchée par les guerres ou la maladie…” Incomprise à Paris, elle trouvera à Lausanne des protecteurs, mais restera longtemps une pianiste sans piano. L’histoire est aujourd’hui mythique : atteinte d’une tumeur au cerveau, elle est opérée en 1941, sous anesthésie locale. Durant l’opération, pour s’assurer de ne perdre ni ses mains, ni sa mémoire, elle pianote du bout des doigts le concerto en mi-bémol majeur de Mozart. “Mon concerto”, dira-t-elle. L’année suivante, fuyant les rafles et l’Occupation, elle s’installe à Vevey. “Le public la découvre après-guerre. Elle accompagne de grands chefs, comme Karajan qui fera son grand retour à ses côtés.”
Voyageant dans le monde entier, Clara Haskil devient une personnalité veveysane sur le tard. Face aux Trois-Couronnes trône une statue d’un autre mythe de la ville : Charlie Chaplin. Clara Haskil et lui se sont rencontrés en 1953 : “Je ne savais rien de Clara, mais fus présenté à une très frêle petite dame”, écrit l’acteur. Plus tard, Chaplin dira n’avoir connu que deux génies dans sa vie : Albert Einstein et Clara Haskil.
Le 6 décembre 1960, la pianiste trébuche dans l’escalier de la gare de Bruxelles. Depuis, son héritage s’évapore doucement. “Aujourd’hui, les gens savent que Clara Haskil est un concours de piano, une station de bus… Mais souvent, on me demande d’épeler son nom.” Peut-être est-ce là le destin de l’interprète : disparaître derrière la musique. La postérité lui offre ainsi la quiétude qu’elle a cherché toute sa vie… et sans doute trouvé en Suisse. Au bout de la rue Clara-Haskil, des passants s’assoient sur un banc, respirent, regardent la crète des montagnes, la lente course du couchant sur la ligne du Léman, un voilier… Peut-être atteignent-ils cette plénitude du présent dont parlait Stravinsky.
Allegro : de Sissi l’impératrice à Deep Purple
À la mort de Clara Haskil, Claude Nobs n’est qu’un modeste employé de la ville de Montreux, responsable des événements culturels. Il a débuté comme cuisinier et rien ne le prédestinait à bouleverser l’histoire de sa ville. En 1963, Nobs, qui programme les concerts du festival de télévision de la Rose d’Or, repère un jeune groupe à Londres : les Beatles. Mais la mairie refuse de les programmer : ils ne sont pas assez célèbres. Furieux, le malicieux Vaudois décide de se passer de comité. L’année suivante, il parvient à imposer les Rolling Stones, cinq gars encore parfaitement inconnus sur le continent. Nobs ne parviendra à remplir la salle qu’en couplant leur prestation avec celle de Petula Clark. Cependant, il voit déjà beaucoup plus grand. En 1967, il lance la première édition du Montreux Jazz Festival.
Au fil du temps, la manifestation va s’ouvrir aux musiques latines, au rock, à l’électro… pour devenir l’un des plus importants rassemblements musicaux au monde. De Miles Davis à Ella Fitzgerald, de Marvin Gaye à Nina Simone, de Stevie Wonder à Leonard Cohen, de David Bowie à Sting… Même le kid de Minneapolis, Prince, est venu jouer de nombreuses fois sur les plus belles scènes improviser dans l’arrière salle du Jazz Café… et pianoter, un matin, seul sous la véranda du Montreux Palace. La région lui a même inspiré une chanson (Lavaux). En imaginant, année après année, les plus beaux line-up de l’histoire des festivals, Claude Nobs a fait de sa ville une véritable mecque musicale.
En décembre 1971, Deep Purple décide d’y enregistrer son nouvel album. Le 4, Frank Zappa se produit au casino lorsqu’un spectateur pas bien malin lance une fusée de détresse vers le plafond. En quelques minutes, la salle est en feu. Aucun mort, mais l’incendie du Casino a emporté le studio et les projets du groupe. La fumée sur le Léman leur avait au moins inspiré un refrain et un accord de guitare : “Smoke on the water… and fire in the sky !” L’album Machine Head est finalement enregistré au Grand Hôtel Territet, sans électricité, laissé à l’abandon. L’ancien palace désolé où Sissi eut autrefois ses habitudes est aujourd’hui un immeuble d’habitation chic où la baignoire de l’impératrice d’Autriche côtoie une plaque en l’honneur d’un groupe de hard-rock. Le disque d’or de Deep Purple se pavane quant à lui dans les collections du musée de la ville. Et le “Funky Claude” de Smoke on the Water n’est autre que Claude Nobs, pour qui rien n’était impossible. “Quand on y pense, se souvient Jean-Paul Marquis, ami d’enfance et complice de toujours, on aurait pu abandonner : l’incendie, les flics qui nous ont délogés du Montreux Palace… Mais il y avait chez lui cette envie, toujours, d’aller au bout. Et cet hiver-là, au bout, il y eut Smoke on the Water.”
Nobs est mort en 2013, après une chute de ski dans les montagnes de son enfance. Selon Mathieu Jaton, qui lui a succédé à la tête du festival, “il est resté un fils de boulanger, capable de s’adresser aux plus grandes stars comme au staff avec la même générosité. Il y avait chez lui ce côté vaudois, proche de la terre, et aussi un art d’éveiller chez les artistes et tous ceux qu’il côtoyait une part d’enfance. Je l’ai vu jouer au train avec Jamiroquai et le directeur des chemins de fer suisse !” Thierry Amsallem, son compagnon, est devenu le gardien de la mémoire du festival et de la Fondation Claude-Nobs. Il vit dans le mythique chalet du Picotin, parmi un bric-à-brac ahurissant où l’on aperçoit un disque d’or de Madonna, des trains miniatures, des guitares de BB King ou Santana, un téléphone offert par Sheryl Crow, un piano de Freddie Mercury…
Presto : le crépuscule de Mercury
La musique déborde le lac et infuse les vignobles du Lavaux. Initié en 1983 par deux mélomanes du village, Cully est resté un festival purement jazz… et authentiquement vin. D’une scène et 250 places, la manifestation, tout en restant chaleureuse, est passée à trois scènes, dont la plus grande peut rassembler 1 500 spectateurs. Ici, on pousse les tables et on joue jusque dans les caves. Certains particuliers ouvrent aussi leurs maisons et les concerts ont lieu dans les salons. Encore plus haut dans les vignobles, là où le paysage n’a pratiquement pas changé depuis un siècle, travaille Alain Chollet, un mélomane qui élève son vin au saxophone. Dans ses caves, il joue sur un modèle américain des années 1920 qu’il tente “d’apprivoiser”. Et l’on en revient à la terre, à ce mélange de douceur et de rusticité qui fonde le canton de Vaud : “J’ai commencé à travailler en musique à l’époque où les barriques devenaient à la mode. Je voulais que mon vin garde le goût de la terre, du terroir. Mais je ne sais pas vraiment si les vibrations changent la saveur du vin, c’est un peu un mystère…”
Parmi les autres mystères du lac, Freddie Mercury occupe une place particulière. “Montreux ne lui ressemblait pas”, témoigne Norbert Muller, propriétaire du Bazar Suisse et qui, dans la cité lacustre, garde la mémoire du chanteur de Zanzibar. “Il trouvait Montreux ennuyeuse. Ici, rien ne correspondait à son style de vie festif.” Le groupe Queen est arrivé en Suisse en 1978, pour travailler au Mountain Studios avec David Richards, ingénieur du son surdoué. Après l’enregistrement de leur septième album (Jazz), ils décident de racheter l’endroit. Tous leurs albums suivants seront enregistrés face au Léman.
En 1988, dans le studio même, Freddie annonce à ses amis le mal qui le frappe. À cette époque, bien avant les trithérapies, le verdict du sida est imparable : Mercury est condamné. “La maladie l’a forcé à ralentir, et peut-être a-t-il appris à aimer le Léman”, ajoute Norbert Muller. À Montreux, la rock-star achève sa vie loin des flashs et des caméras. Lorsqu’il marche du Montreux Palace au Mountain Studios, il s’étonne que personne ne l’arrête dans les rues. Le soir, on le voit dîner à la Bavaria ou prendre un verre au White Horse. Discrets, les Suisses n’osent pas le déranger. Il finit par quitter la suite du Palace qui portera son nom pour acquérir un appartement à Territet, face aux Alpes et au Léman. Quand il ne compose pas, le chanteur aménage et décore avec passion cette dernière demeure.
Le Mountain Studios n’existe plus, il est devenu un petit musée au sein du Casino de Montreux. On y voit des costumes, des pochettes de disques, des instruments de musique… Les carnets et papiers froissés sur lesquels Mercury a jeté ses dernières forces sont les plus mouvants. Son ultime chanson décrit l’hiver à Montreux : les sommets enneigés, les oiseaux, le ciel qui rougit, les volutes qui s’élèvent doucement des cheminées, les rires des enfants, la fraîcheur de la pluie sur son visage…Chant d’amour aux paysages des Alpes, bouleversant adieu à la vie, A Winter’s Tale figurera sur l’album Made in Heaven, en 1995. Le 10 novembre 1991, David Richards accompagne Freddie Mercury à l’aéroport pour une ultime fois. Le chanteur meurt à Londres quatorze jours plus tard. Le 25 novembre 1996, Montreux inaugurait une statue en bronze en l’honneur du leader de Queen. Désormais, Mercury fait face au Léman, tel un survivant, le poing levé pour défier le crépuscule. “Montreux est devenu le lieu de pèlerinage des fans du groupe”, sourit Norbert Muller.
Finale : l’âme du Léman
En 2017, après dix années passées à New York, le luthier Sébastien Lavielle s’installe à Lausanne. Rue-de-Bourg, il a repris le prestigieux atelier de Pierre Gerber et Pierre Mastrangelo. Au mur, des photos des visiteurs passés : les violonistes Yehudi Menuhin, Isaac Stern, Arthur Grumiaux... C’est un petit endroit hors du monde, tranquille. Une planète qui sent bon le bois, comme une Suisse à l’intérieur de la Suisse. Le crin des archets vient de Chine ou de Mongolie, l’épicéa des forêts d’Italie ou de France… et les musiciens d’un peu partout. Ce matin-là, Sébastien Lavielle effectue une opération à la fois routinière et délicate : sa “pointe aux âmes” vient happer “l’âme du violon”, minuscule pièce de bois cachée dans les entrailles de l’instrument. On se rend chez lui pour “accorder cette âme” car, sourit-il, “les luthiers sont un peu les psychanalystes des violonistes”. Et l’on repense au spleen d’Igor Stravinsky à Morges, à la bohème de Clara Haskil à Vevey, aux derniers jours de Freddie Mercury à Montreux : ne venaient-ils pas tous au bord du lac pour accorder leur âme eux aussi ? Et, peut-être, trouver sur le Léman, toute la grandeur du silence.
Par
ADRIEN GOMBEAUD
Photographies
JÉRÔME GALLAND