À moins d’être la reine d’Angleterre, vous possédez un passeport. Document officiel permettant de voyager à l’international, ce petit livret de 125 x 88 mm est bien plus précieux que nous le pensons. Récit de son évolution, du Moyen Âge à nos jours.
NOM : Bergoglio. Prénom : JORGE MARIO. NATIONALITÉ : ARGENTINE.
Dans un geste de normalisation de sa fonction très remarqué au début de son pontificat, le pape François décide de faire renouveler son passeport argentin et renonce au passeport diplomatique émis habituellement par le Saint-Siège. C’est ce même document officiel qui a fait parler encore un peu plus d’Alexandre Benalla, ancien collaborateur d’Emmanuel Macron. Licencié de l’Élysée en juillet 2018, l’ex- “monsieur sécurité” avait continué d’utiliser ses deux passeports diplomatiques pendant plusieurs mois pour des voyages d’affaires en Afrique et en Israël… Avec sa couverture bleue et ses lettres dorées, il est un véritable sésame qui fait s’ouvrir toutes les bornes biométriques du monde comme par magie. Un coupe-fi le bien utile qui permet d’éviter le contrôle des douanes et de gagner du temps lors des procédures dans les aéroports et aux frontières, stipulant : “Nous, ministre des Affaires étrangères, requérons les autorités civiles et militaires de la République française et prions les autorités des pays amis et alliés de laisser passer librement le titulaire du présent passeport et de lui donner aide et protection”. De quoi faire rêver n’importe qui…
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Du privilège à la discrimination
Tous ceux qui s’agitent en retournant leurs tiroirs à sa recherche à quelques heures du décollage d’un avion, ou qui reviennent penaud de l’aéroport, passeport périmé sous le bras, peuvent difficilement se l’imaginer, mais fut une période où l’on pouvait passer les frontières comme on voulait. Une époque que regrette, dès le début des années 1940, l’écrivain autrichien Stefan Zweig, se remémorant avec nostalgie dans Le Monde d’hier – Souvenirs d’un Européen : “Je m’amuse toujours de l’étonnement des jeunes, quand je leur raconte qu’avant 1914 je voyageais en Inde et en Amérique sans posséder de passeport, sans même en avoir jamais vu un. (…) Il n’y avait pas de permis, pas de visas, pas de mesures tracassières, ces mêmes frontières qui, avec leurs douaniers, leur police, leurs postes de gendarmerie sont transformées en un système d’obstacles, ne représentaient rien que des lignes symboliques qu’on traversait avec autant d’insouciance que le méridien de Greenwich.”
“En réalité, on trouve un système de passeports très tôt dans l’histoire, déjà au Moyen-Âge, nuance l’historien Vincent Denis, auteur d’Une histoire de l’identité – France 1715-1815 (Champ Vallon, 2008). À l’origine, il s’agit d’un acte par lequel les autorités protègent le porteur dudit document et qui lui confère le droit de passer et de circuler.” Après de nombreuses hésitations sous la Révolution, qui l’abolira avant de le rétablir, le passeport est généralisé lors de la Première Guerre mondiale. La France et d’autres pays européens mettent en place un contrôle des passeports étrangers aux frontières. “La Société des Nations va homogénéiser les passeports durant l’entre-deux-guerres, une commission spéciale organise plusieurs conférences internationales : il n’y a pas alors de consensus entre les délégations et certains membres proposent de supprimer ce titre jugé encombrant et portant atteinte aux libertés”, explique l’historien Ilsen About, docteur en histoire et coauteur avec Vincent Denis d’Histoire de l’identification des personnes (La Découverte, 2010). Pour maintenir l’illusion d’une protection des frontières, le document est définitivement imposé lors d’une conférence en 1926.
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Ce qui était un privilège accordé aux élites pour les protéger devient un objet de masse, souvent discriminant, entravant la liberté de circulation. “La plus grande nuisance de l’Europe”, “l’une des pires pestes que nous devons à la guerre”, écrivait alors le New York Times. Ce qui est sous-entendu alors, c’est que “sortir des frontières devient dès lors le privilège des ‘gens honnêtes’, explique Ilsen About. Les citoyens confient une partie d’eux-mêmes à la puissance publique, car ils souhaitent être protégés et reconnus. Mais, rapidement, une échelle entre les différents passeports prend forme et les migrants subissent le pouvoir des États qui compliquent l’émission des visas de départ ou font payer cher les visas d’arrivée.” Car bien au-delà de ce qui est décrié alors comme une “formalité pénible”, “la véritable nuisance du régime des passeports est éthique”, souligne Speranta Dumitru, maîtresse de conférences en science politique à l’université Paris-Descartes dans un article publié sur le site The Conversation. “Les passeports changent nos rapports aux étrangers. Ils instituent le soupçon systématique à la frontière. (…) Les gens doivent désormais prouver qu’ils sont respectables.”
Citoyennetés bradées
Un siècle plus tard, alors qu’il ne viendrait plus l’idée à aucun politique de proposer l’abolition des passeports, et que l’utopie du passeport Nansen (document d’identité qui, entre 1922 et 1945, permettait aux réfugiés apatrides à qui il était accordé de voyager librement) semble, à la lumière de la crise des migrants, s’éloigner chaque jour un peu plus, le passeport est devenu, tel un objet de collection, un bien ultradésirable et recherché. Outre le marché noir et celui très lucratif des passeports volés, les États se sont lancés dans une marchandisation des papiers d’identité. En octobre 2018, l’OCDE s’inquiétait de l’existence de “passeports dorés” et publiait un rapport ainsi qu’une liste de vingt nations impliquées, dont Malte, Chypre, la Colombie, Bahreïn, la Malaisie… Ces pays vendent des passeports contre des investissements. Investir 800 000 euros à Malte ou deux millions à Chypre et c’est le jackpot pour obtenir la citoyenneté européenne, la liberté de circuler, mais aussi l’accès aux activités économiques. Un marché qui existe depuis une trentaine d’années : en 1984, Saint-Christophe-et-Niévès, petit pays dans les Caraïbes, commença à “vendre” sa nationalité.
Le nouveau luxe ? Pouvoir jongler à sa guise entre ses deux, trois, voire quatre passeports.
Aujourd’hui, l’OCDE dénombre environ 90 pays proposant un passeport contre un investissement (lire ci-contre). Le phénomène porte le nom d’“elite residency” et est à la citoyenneté ce que le SkyPriority est aux voyages en avion. Mieux qu’un yacht ou une écurie de voitures de sport, les passeports sont des trophées des super riches. Selon un sondage mené en 2017 par CS Global Partners, 89 % des personnes interrogées voudraient bien un second passeport et 34 % ont récemment cherché à investir dans la citoyenneté. “Que la citoyenneté soit bradée de manière aussi ostentatoire est très récent, explique Vincent Denis. Cela renvoie à une forme très ancienne de la bourgeoisie, quand les bourgeois payaient pour être citoyens de telle ou telle ville.” Le nouveau luxe ? Pouvoir jongler à sa guise entre ses deux, trois, voire quatre passeports. Si des pays comme l’Allemagne sont réticents au cumul des nationalités, la France, elle, n’impose aucune limite théorique. Résultat : Gérard Depardieu tourne avec sept passeports, comme il le déclarait au Journal du dimanche en 2013 : “Je vais d’ailleurs demander celui de l'Algérie et d’autres encore. Ça m’éviterait de demander des visas, car je me considère, je vous le redis, comme un homme libre et un citoyen du monde.” Un vrai privilège en pleine crise des migrants.
Jérôme Galland
Un classement des meilleurs passeports
Aujourd’hui, la seule personne vivante à ne pas avoir besoin de passeport pour voyager est la reine d’Angleterre. Pour tous les autres, c’est la condition sine qua non si l’on veut traverser les frontières. Un peu plus de trois ans après le vote en faveur du Brexit, les bureaux irlandais ont ainsi été submergés par les demandes de quelque 200 000 Britanniques et Irlandais du Nord (+ 22 % en 2018). Et pas moins de 543 personnes ont acquis la nationalité française au Royaume-Uni (des Britanniques pour 60 % d’entre eux). Objectif : s’assurer de conserver les privilèges de l’identité européenne… Un contexte qui traduit un état de fait : tout le monde est loin d’être logé à la même enseigne. “Dans le passé, il existait une hiérarchie entre les passeports des gens d’un même pays”, rappelle l’historien Vincent Denis. Un système qui perdure encore aujourd’hui en Russie, appelé la propiska. En Chine, le hukoua a été instauré dans les années 1950 et limite depuis la mobilité des ressortissants en les rattachant à leur lieu de naissance. Le but est de maîtriser les flux de population entre la ville et les campagnes, au détriment des ruraux. “Aujourd’hui, dans la grande majorité des pays, tous les citoyens ont le même passeport, poursuit Vincent Denis. Mais une nouvelle hiérarchie s’est créée à l’extérieur, entre les passeports des différents États.”
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Depuis une dizaine d’années, des classements annuels, appelés Henley Passport Index ou Passport Index d’Arton Capital, mesurent la “puissance” des différents passeports mondiaux. Autrement dit, le nombre de pays qu’ils permettent de visiter sans avoir besoin de visas. En 2018, le numéro 1 du classement était le Japon (suite à un accord signé avec la Birmanie), avec 190 pays possibles. Derrière lui, Singapour (avec 189 pays), suivi de la France ex æquo avec l’Allemagne et la Corée du Sud, permettant un “accès simple” à 188 pays. À l’autre bout du classement, des pays comme l’Irak et l’Afghanistan, dont les ressortissants peuvent visiter à peine 30 pays sans visas… Une hiérarchisation qui creuse un peu plus les disparités entre les peuples.
Par
RAPHAËLLE ELKRIEF
Photographie de couverture
UN CERCLE