Mégalopole futuriste innervée de ruelles calmes, ville de strates à l’agglomération illimitée et de juxtapositions d’univers où se côtoient le sublime et le banal, Tokyo se découvre par ses interstices.
Désordre foutraque d’architectures disparates, Tokyo n’a ni la perfection de Paris, ni les perspectives de New York, mais elle déroule son récit propre, une histoire cyclique faite de destructions et de renaissances. Ravagée par le séisme de 1923, détruite par les bombardements américains de 1945, Tokyo, toujours, renaît de ses cendres. Quand la ville occidentale vise l’intangible, Tokyo, détachée des contingences d’un patrimoine disparu, est une ville au présent, travaillée par l’impermanence de la tradition bouddhique. Une ville changeante, tonique, vivante.
Les styles y cohabitent, les infrastructures s’y surajoutent les unes aux autres – c’est un pavillon de thé en bois, à deux étages, coincé entre deux buildings ; c’est un canal enjambé d’une rue, surplombée de deux voies ferrées dans les airs, et un Shinkansen (le TGV nippon) qui traverse le ciel entre les gratte-ciel ; des nuées de fi ls électriques et le calme souverain d’un jardin zen ; entre les grands axes de circulation, un lacis de venelles, des petites maisons de guingois, des échoppes et des ateliers, un estaminet minuscule, une myriade de plantes en pots. C’est une cacophonie visuelle, renforcée par une débauche de néons qui est pour beaucoup dans la beauté en mouvement de Tokyo, et dont l’effet saisit d’autant plus que, malgré ses quelque 37 millions d’habitants, la ville est silencieuse – les foules s’écoulent sur les trottoirs dans un ondoiement soyeux de pardessus et de parapluies. C’est une ville chaotique, mais avec le charme d’un désordre à dimension humaine, qui séduit le visiteur, non par son harmonie ou sa monumentalité, mais par sa fluidité. Cette ville, la plus grande du monde, où des quartiers entiers semblent disparaître, puis s’élever à nouveau en quelques mois, où les rues sont pour la plupart dépourvues de noms, où même les chauffeurs de taxi ne sont pas censés savoir où ils vont, demande une attention centrée sur le détail plutôt que sur le monumental.
Luxe, hype et maisons de thé
Des musées de Roppongi aux boutiques de Ginza, des temples de Kagurazaka aux game centers d’Akihabara, il faudrait des mois pour la parcourir. Pour la saisir en quelques jours, il faut ne pas se laisser happer par ses lumières hypnotiques, pour arpenter en douce ses villages innervés de petites ruelles.
À Aoyama, au cœur de la hype, les ormes de l’avenue Omotesando ombragent les vitrines des enseignes de luxe européennes, mises en scène par des architectes-stars, japonais et internationaux à qui on doit la physionomie du quartier. La boutique Prada se déploie ainsi sur six étages de verre signés Herzog & de Meuron ; les entrelacs de pierre dessinés par Toyo Ito abritent les pièces de l’accessoiriste Tod’s ; un peu plus loin, la superposition de parallélépipèdes en verre et métal de Jun Aoki évoque pour Vuitton les malles créées au milieu du XIXe siècle.
On prend la tangente pour rejoindre, dans une rue perpendiculaire, le musée privé Nezu, temple contemporain de l’artisanat ancien – une allée rectiligne bordée de bambous et d’un jardin minéral mène à un édifice de verre signé Kengo Kuma, qui abrite céramiques, laques et textiles réunis par l’homme d’affaires et philanthrope Kaichiro Nezu (1860-1940). Dans le jardin, les sept maisons de thé sont disséminées parmi les érables flamboyants.
« À Shimokitazawa, les ruelles abondent de petits théâtres, de salles de concerts et d’une pagaille de friperies vintage aux noms français parfois approximatifs. »
Un Tokyo piéton, trendy et libertaire
À une station de la gare de Shibuya, très loin de ses lumières vives et de ses foules pressées, Daikanyama et Nakameguro sont un dédale de rues étroites épargnées par les gratte-ciel. Un Tokyo piéton, avec toute une constellation de spots trendy le long des canaux de la rivière Meguro : cafés de barista, food trucks et boutiques de créateurs où se presse une faune modeuse. Un labyrinthe de ruelles aux maisons basses, qui convergent vers la belle librairie T-Site. On adore le rayon Artbook et le café à l’étage où l’on peut feuilleter des magazines vintage. Un peu plus loin, Tatemichiya, un izakaya planqué à l’entresol d’un immeuble, une salle minuscule et bondée d’une foule d’habitués, hommes d’affaires, rédactrices de mode, foodistas, cheveux roses, coupes Andy Warhol, pantalons de cuir moulants. Au mur, des affiches des Sex Pistols ou des Ramones, aux enceintes du punk japonais, et partout des bibelots érotico-kitsch. Une rangée de tabourets court le long du bar, d’où l’on observe le chef œuvrer. Dans l’assiette, du très bon : mollusques inconnus, poissons ultra frais, bouillons savoureux, légumes croquants.
Plus à l’ouest, Shimokitazawa. C’est ici que dans les années 1960 s’est développé, en marge du nô et du kabuki, un théâtre contestataire, inspiré d’abord de la scène de la dramaturgie occidentale, puis de la sous-culture japonaise – manga, série B, TV trash. Acteurs, chorégraphes, auteurs se sont regroupés dans le quartier et continuent de lui insuffler un esprit libertaire. Les ruelles abondent de petits théâtres dissimulés dans les étages ou enfouis dans les sous-sols, de salles de concerts rock et pop avant-gardistes, et d’une pagaille de friperies vintage aux noms français parfois approximatifs, de disquaires indé, de bars à vin…
Dans cette ville qui ne dort jamais, on peut entamer ici, avec ses habitants libérés des entraves du jour, une nuit tokyoïte.
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L’empire des musées
Dans la quiétude du parc Meguro, son architecture seule rend la visite du musée d’art Teien indispensable : l’ancienne résidence du prince Asaka est le premier édifice Art déco au Japon – le mobilier est d’origine, les verreries griffées René Lalique.
Le bâtiment du 21_21 Design Sight, dessiné par le maître Tadao Ando, exhibe un toit plat en acier, plié tel un origami, qui figure un plissé d’Issey Miyake, fondateur du musée. Les quatre expositions annuelles dévoilent le meilleur du design et s’ouvrent aussi à des disciplines connexes, telle la joaillerie. Sur les hauteurs de Roppongi, le Mori Art Museum, au sommet de la tour du même nom (Mori), surplombe Tokyo et offre un autre regard sur l’art. Les artistes et ingénieurs du collectif TeamLab sont, eux, à l’origine du Mori Building Digital Art Museum, à Odaiba, dont le projet est de révolutionner le musée, rien de moins. Sur 10 000 mètres carrés, une nouvelle façon d’appréhender l’art, l’espace et la relation aux œuvres.
In the mood
Comme toutes les mégalopoles du monde, Tokyo possède ses incontournables : le marché aux poissons de Toyosu, les soirées karaoké et les écrans lumineux à Shibuya, les lolitas d’Harajuku… Mais c’est en se perdant dans ses marges que l’on comprend mieux cette ville tentaculaire et futuriste. On débute la journée par la découverte du jardin zen du temple Nezu, niché à Yanaka, le plus vieux quartier de la ville. Pour le déjeuner, cap sur Commune 2ND, royaume des millennials et de la street food nippone. Pour ceux qui, comme vous, croient encore aux magazines et au papier, on file faire ses emplettes chez Tsutaya T-site, l’une des plus belles librairies au monde. En soirée, on expérimente l’omakase (“je m’en remets à vous”) chez un maître des petits rouleaux de riz au Kidoguchi Sushi, ou au bar très privé de Gen Yamamoto pour une dégustation de six mini cocktails aux fruits exotiques et frais.
Pia Riverola
Place to be
L’Aman est un sanctuaire perché en haut de la tour Otemachi offrant une vue époustouflante sur la ville, les dernières technologies et une sublime piscine. Coup de cœur pour le Trunk Hotel, une adresse à taille humaine mêlant design et artisanat japonais. Esprit tradi au milieu des buildings, le premier ryokan de luxe de la ville est une vraie réussite, bienvenue au Hoshinoya Tokyo.
Pia Riverola
Le goût du voyage
Dorayaki. Petit sandwich de pancakes dorés fourré à l’anko, une crème de haricots sucrée, les dorayakis ont un véritable pouvoir réconfortant. Au matcha, à la ricotta ou au yuzu, accompagné d’un thé ou d’un café, ils sont régressifs à souhait.
La cuisine des moines. La shôjin ryôri désigne une cuisine qui interdit de tuer des êtres vivants et vise ainsi à respecter la nature et éviter le gaspillage. Interdit également : l’oignon, l’ail et le poireau, leurs odeurs n’étant pas propices à la méditation !
Monjayaki. Dans ce plat, on peut mettre tout ce que l’on veut : de la viande, du fromage, des crustacés, des légumes… Une sorte d’omelette de fin de frigo conviviale que l’on prépare soi-même à l’aide d’une petite plancha.
Soba. Avec les ramen et les udon, les soba, faites à base de farine de sarrasin, sont les nouilles préférées des Japonais. Selon la tradition, elles doivent être aspirées, puis avalées telles quelles et non mâchées (gare à l’étouffement).
Natto. Nous vous lançons le défi de tester (et d’apprécier) les natto. Ces petites graines de soja fermentées, à l’odeur particulièrement forte, gluantes – on dit que seuls les vrais Japonais peuvent en supporter le goût !
Photographie de couverture : Paola+Murray/Gallery Stock