C’est toute l’Inde traditionnelle et ses savoir-faire que l’on retrouve dans l’architecture de Bijoy Jain, le plus contemporain des architectes indiens, fondateur du très renommé Studio Mumbai. Voyage entre les murs de la Carrimjee House, l’une de ses plus belles réalisations de résidence privée près de Bombay.
Négocier avec le climat, la pluie, le rythme des saisons, tenir compte de la nature, de l’humain, de la lenteur, utiliser le savoir-faire local, telle est la démarche exemplaire de Bijoy Jain. L’architecte indien, déjà exposé dans le monde entier, comme à la Biennale de Venise, construit selon des méthodes ancestrales des maisons uniques d’une remarquable modernité. Celle-ci située à Alibag, est la résidence secondaire d’une famille de Bombay. Comme certains citadins nantis, ils viennent prendre un bol d’air le week-end, loin du vacarme et de la pollution extrême de la grande ville, dans cette station balnéaire un peu plus au sud, sur la côte continentale. Les rives de la mer d’Arabie forment à cet endroit un bassin dont la traversée dure environ trois quart d’heure. On appareille devant la Porte de l’Inde, monument emblématique de la ville, sur un petit ferry, d’où l’on voit s’éloigner l’imposant Taj Mahal Palace et quelques beaux bâtiments coloniaux. Un voyage assez magique, escortés par les mouettes et les corbeaux, et pendant lequel on croise une impressionnante plateforme pétrolière plantée dans la mer. Pendant la mousson, Alibag n’est accessible que par la route en trois heures de voiture. Cette petite ville de campagne est bordée d’un côté de vertes collines et de l’autre, d’immenses plages quasiment désertes, où à marée basse, la mer part vraiment très loin. Personne ne s’y baigne, on y croise des marcheurs, des joggers, et des jeunes qui s’entraînent au cricket.
Derrière de belles maisons cachées le long de chemins, on se retrouve parfois dans la jungle, avec une faune, dont des singes que l’on aperçoit dans une végétation exubérante.
Bordées de palmiers et de cocotiers, elles s’étalent sur des dizaines de kilomètres, de sable blanc ou noir. Derrière de belles maisons cachées le long de petites routes ou de chemins, on se retrouve parfois dans la jungle, avec toute une faune, dont des singes que l’on aperçoit dans une végétation exubérante. C’est dans ce décor luxuriant, que Jain a construit la Carrimjee House. Ses neuf pièces de plain-pied en enfilade entourent deux cours alternant des espaces à ciel ouvert et d’autres plafonnées. Un toit plat unique les unifie, recouvert d’un enduit bitumeux, utilisé traditionnellement pour calfater les bateaux, qui crée un chapeau gris foncé en retombée sur la façade. L’envers de ce toit, c’est-à-dire le plafond en teck, redescend également à l’intérieur, lambrissant le haut des murs comme une doublure. Des briques brûlées ont été utilisées pour la construction, celles restées trop longtemps dans le four et que l’on évince habituellement, mais que notre architecte privilégie pour leur résistance. Apparentes du côté de la coursive, elles sont enduites de chaux sur la façade exposée à la pluie ainsi qu’à l’intérieur des pièces, pour adoucir les murs. Les embrasures des fenêtres, dont l’épaisseur se répète à l’extérieur comme à l’intérieur, ressortent en saillie de chaque côté. Les arbres, pour la plupart des manguiers déjà sur le site, ont été conservés, encadrés parfois comme des œuvres d’art, et la piscine bordée de pierres semble posée comme un objet. De tous côtés, des perspectives fulgurantes abolissent les frontières entre l’intérieur et l’extérieur.
Bijoy Jain est né à Bombay en 1965. Après des études d’architecture à Saint-Louis aux États-Unis, il a travaillé notamment avec Richard Meier à Los Angeles, puis à Londres, avant de revenir en Inde créer sa propre agence en 1996, puis Studio Mumbai, en 2005. Il raconte qu’à ses débuts, il donnait aux ouvriers des plans et des descriptifs techniques qui s’avéraient pour eux illisibles. Comme il passait son temps à tout leur réexpliquer, l’idée d’un studio-atelier où concepteurs et constructeurs pourraient travailler ensemble, a germé. Depuis, nourrie par cet échange permanent de savoir faire, de connaissances, et d’expérimentation, une dizaine de maisons ont été construites selon des méthodes traditionnelles en tenant compte des ressources locales. “Notre méthode est assez médiévale, et rappelle un temps où les architectes étaient en réalité les constructeurs des bâtiments.” Bijoy s’inspire en permanence, de scènes de la vie quotidienne de son pays : vieux buildings en démolition, troncs peints, vêtements qui sèchent, pyramides de briques, paysages de marbre, cabanes de fortune en tissu ou en palmes, ballots accrochés aux arbres. Une richesse d’images qu’il engrange pour en chercher les significations, et les restituer quelque part dans ses projets. Dans une première phase, il observe avec son équipe minutieusement le terrain. “C’est important pour moi” explique-t-il “de comprendre la topologie du lieu, de préserver son énergie, de ne pas déranger l’écosystème existant. Les contraintes donnent souvent la direction du projet : découverte d’un puits d’eau douce, rivière proche, plantations existantes, présence de paons.” L’idée d’inclure le paysage dans le projet est essentielle pour cet architecte qui aime aussi faire confiance aux intuitions, trace spontanément à la craie sur le sol la forme de la maison, négocie avec les obstacles, installer les fondations sur les empreintes du lit d’un fleuve ou les sillons de l’agriculture.
Dans ses étonnantes agences laboratoire de Bombay et d’Alibag, une vraie fourmilière s’agite de tous côtés, avec la jungle comme espace de travail, et des bibliothèques truffées de documentation. Charpentiers, électriciens, maçons, ferblantiers, plombiers, architectes, ingénieurs ou artistes, expérimentent des matériaux, les testent sous le soleil et sous la pluie, font des essais de peinture, de chaux, rabotent, scient, fabriquent tout de A à Z, des fenêtres aux poignées de portes, en passant par les meubles, qui sont même parfois réalisés sur place, dans les maisons. Bijoy Jain et son équipe d’artisans conçoivent et construisent de leurs propres mains, faisant l’éloge de la lenteur. “J’aime les machines autant que les mains” dit-il “l’habilité des artisans à transmettre leur savoir à travers les civilisations et le temps, voilà ce qui me fascine.”
Sa méthode rappelle aussi les idéaux du mouvement Arts and Craft de la fin du XIXe siècle en opposition à la société industrielle émergente. Par souci écologique, ils utilisent des matériaux locaux, la plupart trouvés à 10 kilomètres à la ronde, ils récupèrent des briques brûlées dans les démolitions ou du sable alentours pour les fabriquer sur place. L’aspect des bâtiments évolue avec les saisons, pour souligner les traces du temps qui passe. C’est un lien avec la nature. Sachant que la pluie va modifier l’aspect d’un matériau il est choisi pour cette raison, “Il faut négocier avec la mousson, ne pas s’en défendre mais au contraire l’accueillir.” explique Bijoy. Ainsi, une autre de ses maisons, la Copper House II, est recouverte de fines feuilles de cuivre qui protègent sa structure, reflètent le paysage et se fondent dans l’environnement, patinées de vert-de-gris. Un rocher posé au centre de la cour jugule l’anxiété. Dans ses architectures, les espaces peuvent s’agrandir. Rien n’est jamais figé, tout est adaptable, malléable. Il tient compte également des gestes de l’ouvrier. La forme d’un pavement ou l’espacement entre les briques au sol, ne dépendra pas d’une mesure prédéterminée, mais de la morphologie de celui qui posera les briques.
Bijoy Jain situe son travail entre l’Inde et l’Occident, entre le oui et le non, un peu à la manière d’une réponse indienne, qui s’exprime par un hochement de tête. “D’un côté, il y a le temps de Greenwich basé sur la course du soleil, rapide, efficace, c’est le temps des hommes, du capitalisme. De l’autre, celui de l’Inde est le temps de la lune, de la nature qui suit les fluctuations de l’eau, des marées, des moussons, de la faune et de la flore.” Between the sun and the moon était d’ailleurs le titre d’une exposition sur le studio Mumbai, qui a eu lieu en 2014, dans la galerie d’Arc en Rêve à Bordeaux. Cette œuvre singulière, très clairement écologique a été remarquée et récompensée au Global Award en 2008, à la biennale d’architecture en 2010, et au Swiss Architectural Award en 2012. Un succès bien mérité pour une manière de construire autrement, une architecture durable, à échelle humaine, en osmose totale avec l’environnement.
Par
CATHERINE ARDOUIN