L’Inde n’est pas qu’odeurs, elle est couleurs : sa région la plus romantique est aussi la plus chamarrée. Dans un élan lyrique, le Rajasthan brasse sa palette jusqu’à l’étourdissement. Balade au pays des merveilles pour une India Song sur le mode arc-en-ciel…
C’est après l’ultime sursaut de la traversée du désert jaune du Thar qu’aux temps anciens les convois venus de Chine déroulaient sous les yeux des princes râjputs et des Grands Moghols leurs rouleaux de brocart écarlate, leurs ballots de soie indigo et leurs « tissus du vent ». Mosaïque de déserts, de montagnes arides et de lacs sacrés, ponctuée d’improbables oasis où le temps semble s’être arrêté, le Rajasthan a perdu ses seigneurs mais conservé ses couleurs.
ROSE
Pour entrer en Inde par la voie royale, il suffit de passer les portes de la « Pink city ». Jaipur a hérité de ce surnom en 1876, lorsque le maharadjah Ram Singh II fit badigeonner ses murs de rose, symbole de bienvenue, à l’occasion de la visite du Prince de Galles. A l’heure où le soleil levant caresse de reflets dorés la façade la plus folle, celle du Palais des Vents aux 953 fenêtres tarabiscotées, on se dit que la gipsy queen indienne mérite plus que jamais son pseudonyme. Dans la Mirza Ismail road, les bijoutiers ne se font pas prier pour raconter le temps où les souverains, précédés en toute occasion de mille éléphants, arboraient des pierres couleur de lune grosses comme le poing, tandis qu’au Johari Bazar, les marchands de saris déploient d’un geste théâtral des brassées de mousseline irisée. Sens et repères sont bousculés dans les spirales de ce labyrinthe parfumé à la bouse de vache et au jasmin, jusqu’à l’hallucination quand déboule une colonne de pachydermes, comme surgis du passé. Maquillés de jaune safran sur les joues, de vert émeraude sur le front et de bleu Klein sur les ongles, ils se préparent à hisser d’un pas de sénateur les touristes jusqu’à la grande cour des écuries royales du Fort d’Amber. Délicatement teintés de pastel, les murs de ce chef d’œuvre témoignent du faste et de l’exotisme qui régnait à la cour du maharadjah Man Singh. Roses sont les boîtes dont les Indiens extirpent leurs offrandes au temple de kali, orange les œillets d’Inde de leurs colliers de fleurs…
Eric Flogny
INDIGO
Derrière ses gigantesques murailles dressées sur un éperon rocheux, Jodhpur n’est qu’un labyrinthe de petites maisons répandues au pied de l’imposante forteresse de Meherangarh. Telle un nuage de chaux colorisée, la vieille ville baigne dans la lumière poudrée d’un étourdissant camaïeu de bleus. Du plus pâle au plus aveuglant, du turquoise à l’indigo : l’azur est la couleur des brahmanes et protège des moustiques ! Dans les rues de la ville nouvelle, les enfants se baignent à un robinet qui fuit, les marchands ambulants vendent du lassi dans des gobelets dorés, les cavaliers préparent leur monture pour l’un des emblématiques matchs de polo princiers, des escadrons de rickshaws vibrent comme des abeilles, se mêlant aux taxis, aux motos pétaradantes, aux vaches affalées. Une activité protéiforme que la nuit ralentit sans l’interrompre tout à fait, laissant retomber un voile de poussière ambrée sur ce tableau à la Matisse qui s’estompe lentement pour mieux déverser un nouvel océan de lumière au matin.
Franck Camhi/Getty Images
OCRE
Jodhpur est aussi le point de départ vers Jaisalmer. Après plusieurs heures sur l’une de ces routes indiennes encombrées et épiques, la citadelle couleur sable surgit telle un mirage. Derrière le rempart de cinq kilomètres hérissé de 99 bastions, la cité caravanière corsetée dans sa muraille ocre garde l’empreinte de la bravoure rajpoute et reste le lieu de passage des nomades. Les voitures y sont interdites et seuls les cris des enfants et la musique tsigane couvrent le sifflement des vents. Les havelis de grès jaune, anciens palais nobiliaires des marchands, rivalisent de légèreté et d'élégance. C’est ici que s’arrêtaient, sur la route des caravanes allant de Mongolie à l’Arabie, les dromadaires chargés d’épices. En fermant les yeux on pourrait presque entendre, venant du désert, l’écho des clochettes dégringolant de leurs harnais décorés de pompons de laine multicolores….
Tuul et Bruno Morandi
BLANC
Extérieur nuit à Udaipur : sous la voûte insondable, quelques corbeaux noirs d’encre attendent le lever du jour. Dans les cours du Lake Palace, les serviteurs en turban safran somnolent. Ce n’est toujours pas le moment d’aller dormir. Tandis que la nuit se fane, de l’autre côté du lac, les palais érigés dans cet oasis encerclé de montagnes prennent des allures fantomatiques. Leur pierre blanche ciselée, leurs dentelles de moucharabiehs immaculées semblent irréelles. Dans les ruelles étroites et pentues de cette « Cité de l’aurore » à la douceur légendaire, les singes commencent à s’épouiller et à cavaler sur les toits des maisons baroques. Lorsque le soleil jaillit enfin à l’horizon, quelques femmes quittent les maisons silencieuses et glissent, pieds nus, vers l’eau. Dans le seul cliquetis de leurs bracelets elles offrent le fascinant spectacle de leurs longues ablutions avec cet art indien de faire sa toilette sans jamais découvrir un centimètre de peau. Leurs saris jettent sur l’eau des reflets rose corail, orange brûlée, mauve… Sous le bleu permanent du ciel, une ville indienne ne peut être complètement blanche.
Istock
Photographies de couverture : Dietmar Denger/Laif-REA