Les cultures pré-incaïques trouvaient déjà à travers l’art textile un moyen de communication. Longtemps dévalorisé, cet art renaît aujourd’hui à travers diverses initiatives sur tout le continent sud-américain, et participe à l’affirmation identitaire des communautés indiennes. Tour d’horizons avec le designer chilien Nelson Sepulveda.
L’une des théories sur les géoglyphes de Nazca, évoque un tracé servant à dévider les fils utilisés dans la préparation des momies. Les vestiges de la grotte de Guitarrero, eux, sont formels : le travail du textile au Pérou a plus de 12 000 ans. Ainsi, les civilisations pré-incaïques utilisaient déjà le coton, la laine, le sisal pour tisser vêtements et tentures servant de monnaie d’échange et d’offrandes aux divinités. « Tissus et motifs représentaient aussi un véritable passeport déterminant l’origine de celui qui les portait. » explique Nelson Sepulveda, designer chilien installé en France dont le travail a pour épicentre les artisans du monde. Un artisanat et une culture indigène sur lesquels la conquête espagnole a jeté un grand voile.
Un langage universel et cosmique
Pourtant, chaque pays, chaque culture sud-américaine a développé ses techniques de tissage, teinture, broderie. Les tisserands, étaient des personnages respectés qui emportaient dans la tombe outils et secrets, sans doute pour continuer à communiquer avec les dieux. À travers les motifs s’élaborent un véritable langage et un vocabulaire commun à tout le continent. « En Colombie, les Indiens Aruacos ornent leur mochilla (petit sac rond) de spirale : un symbole de vie qui existe dans la plupart des communautés sud-américaines » raconte Sepulveda. Des Mapuche perchés sur la Cordillère du Chili et de l’Argentine aux Shipibo-Conibo du bassin amazonien, jusqu’au Wixárika du Mexique les mêmes représentations se répètent. Des formes géométriques, abstraites, animales ou végétales qui expriment un langage cosmique entre l’homme, la nature (celle qui renaît en permanence) et les divinités. Les couleurs expriment quant à elles un lieu, une saison, un sentiment. Certains motifs bien sûr restent propres à l’histoire du pays, son écosystème (fleurs d’Ayacucho au Pérou) mais la Pachamama, la Terre-mère, est toujours très présente. Parce qu’elle est à l’origine de tout, elle offre la matière première à cet art textile. Laine de mouton, lama, vigogne, alpaca, guanaco bien sûr mais aussi minéraux, racines, écorces, fruits, insectes qui servent aux teintures naturelles. « Au sud du Chili, sur les rives de l’ Alto Bio Bio, une région à la biodiversité unique, j’ai eu la chance de rencontrer une femme qui détenait un savoir-faire immense, elle avait dans son sac des couleurs extraordinaires, entièrement naturelles. » se souvient Sepulveda. Depuis, cet ancestral territoire Mapuche a été englouti par la construction du barrage de Ralco. Même sentence au Mexique pour les Wixárika (communément appelés Huichols), fins brodeurs qui depuis des années voient Wirikuta, jardin de leur cosmologie, grignoté par les compagnies minières.
Un art qui soigne
Aujourd’hui s’ouvre une ère nouvelle dans laquelle terre et culture regagnent leur place. À force de revendications les Wixárika ont obtenu l’arrêt d’une quarantaine de mines dans l’état de San Luis Potosi. Pour la première fois, l’état chilien devra répondre de discrimination devant la commission interaméricaine des droits de l’homme. Au Pérou, une loi impose désormais la consultation des peuples indigènes avant la mise en place d’un projet sur leurs terres ancestrales. À sa mesure, le tissage exprime cette révolution. « L’identité indigène s’affirme, le sentiment de honte s’efface. » confirme Sepulveda « la jeune génération réapprend les techniques de leurs ancêtres. Cette culture effilochée, se répare, renoue avec le passé. » Et l’art textile comme tout langage s’adapte au monde actuel. Au Guatemala, dans la région du lac Atitlan, les motifs historiques, se distordent, changent de couleur. Ainsi, le chapeau poussiéreux de l’artisanat devient un art en pleine décomplexion. Ce n’est plus de l’artisanat mais comme le dit cette créatrice mexicaine : « un arte que sana « (un art qui soigne). Au-delà de la considération esthétique, l’artisanat prend ainsi une dimension sociale au sein des communautés, à travers des initiatives qui invitent les femmes à se structurer en coopératives pour mieux défendre leur savoir-faire. Des créatrices comme Alessandra Gerbolini au Pérou ou Carmen Rion (voir encadré) au Mexique, s’appliquent à mettre en avant le travail des communautés rurales en mariant le patrimoine ancestral à leur vision moderne et urbaine. Au Chili, Alejandra Bobadilla a créé l’atelier Surorigen (origine du sud) qui évoque les problèmes environnementaux notamment liés à la pisciculture en tissant avec des bandes de cassettes recyclées rappelant les écailles de poisson. « Toutes ces initiatives trouvent un public qui a compris la valeur esthétique et éthique de ces objets uniques. » salut Nelson Sepulveda.
Carmen Rion
La dernière collection de Carmen Rion s’inspire du mocheval, châle traditionnel porté dans la communauté de Zinacantán, au Chiapas. Un détail qui cache un véritable travail de fond. Depuis 8 ans, cette créatrice mexicaine reconnue, tisse en effet des liens très particuliers avec la région en mêlant son style moderne aux techniques ancestrales des communautés locales. Son dernier projet utilise une palette de couleurs originales, directement liées aux paysages du Chiapas photographiés à la volée. La conception de ces pièces uniques à quant à elle une fois de plus été confiée à une communauté de femmes des hauts plateaux, qui par ailleurs étaient invitées à défiler lors de la présentation.
Par
BAPTISTE BRIAND