Avant que les politiques ne s’y mettent, le rail a été un grand unificateur de l’Europe. On ne se rend plus tout à fait compte, après le privilège automobile, de la densité du réseau ferré européen dans la première moitié du XXe siècle. Tout autant qu’un moyen de transport, c’était un motif culturel. Le cinéma, la littérature, la peinture, tous les arts vous le diront. Econome de la planète, le train fait un retour en force - du moins espère-t-on que cette façon de voyager redevienne aussi naturelle et commode qu’elle l’a été. Rêvons un peu.
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Suisse
On peut tenir que le voyage naisse au croisement des rêves et des horaires. Plus ceux-là sont vastes et ceux-ci précis, mieux c’est. La Suisse serait donc, à n’en point douter, terre de voyage : paysages de rêve et ponctualité légendaire. Prenons n’importe quelle gare helvétique. Ce ne sont pas à de prosaïques arrivées et départs auxquels nous assistons. C’est à un ballet bien réglé, à des entrées et sorties de scène. Les Chemins de fer fédéraux suisses - Schweizerische Bundesbahnen, Ferrovie Federali Svizzere - sont un aspect de l’esprit national. Cela dit, le train est un moyen de transport épatant : rapide, confortable, accessible au centre des villes. Imaginons, par exemple, un voyage Zürich-Saint-Moritz (canton des Grisons). On pourrait passer par Lucerne, au bord du lac des Quatre-Cantons. Puis aller à Interlaken (canton de Berne) et Montreux (canton de Vaud), sur la riviera du lac Léman. Zermatt (canton du Valais) et le Cervin / Matterhorn sont ensuite inévitables. Enfin alors l’Engadine et Saint-Moritz.
En voiture ! donc, dans un pays dont le réseau ferré conduit partout, ou presque. Dans des voitures panoramiques, conçues pour l’observation ambulante de paysages spectaculaires, limpides, majestueux. Le show ferroviaire commence, pour notre itinéraire, dans l’Interlaken Express, et se poursuit sur la Golden Pass Line, entre Interlaken et Montreux. Après villages, lacs, pics, l’arrivée sur le lac Léman éblouit. Le Glacier Express vous conduit de Zermatt à Saint-Moritz : tunnels, ponts, col à plus de 2000 mètres et tronçon de l’Albula inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco avec le fabuleux chemin de fer rhétique ! Le train va à la Suisse aussi bien que les skis ou le bobsleigh.
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Norvège
Le réseau ferré norvégien - qui se déploie en éventail à partir d’Oslo - est dense et conduit à quasi tous les coins habités du pays. Cependant, la ligne distinguée entre toutes (celle des palmarès) est l’Oslo-Bergen, sept heures d’un itinéraire nature et beau. On passe par Fla et la vallée de Hallingdal. Les paysages sont amples, mouvementés, largement ouverts aux activités de plein air. D’ailleurs, dans toutes les gares de cette section centrale, on loue des vélos. A mi-chemin, bien enfoncé dans les Alpes scandinaves, se trouve Geilo : ski en janvier et randonnée en juillet. Puis, c’est le splendide plateau et parc national Hardangervidda. Les lichens y entretiennent une florissante population de rennes sauvages. La descente vers les fjords s’amorce après le village de Finse, que le train seul permet de rallier. A Myrdal, on peut bifurquer sur la Flamsbana, ligne à grande déclivité de Flam, sur l’Aurlandsfjord. A la belle saison, la roche est recouverte par une végétation au vert franc ; les cours d’eau cascadent et éclaboussent ; les encaissements débordent de romantisme boréal. L’hiver, la nature est plus sobre et brève en ses gris et blancs, la pente prend alors une allure un peu vertigineuse. La ligne de Bergen quant à elle poursuit sur Voss, capitale norvégienne du sport aventure. Puis c’est Bergensdalen. Terminus.
Nous ne détaillerons pas la ligne Dovre, qui relie Oslo et Trondheim. Ni la Raumabanen, qui vous conduit de Dombas, dans la vallée de Gudbrandsdalen, au fjord d’Andalsnes, dans le comté More og Romsdal, à travers la montagne. Une heure quarante d’un bout à l’autre. Et d’aucuns considèrent qu’il s’agit de la plus belle ligne d’Europe ! Narvik même est accessible par le rail. Et là, hommage est rendu à une cantinière du chantier de la ligne Kiruna (en Suède) Narvik, morte sur place en 1900 : une statue de bronze représente l’Ours noir. Le train suscite des héroïnes en Norvège.
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3
Ecosse
Les vaches des Highlands regardent-elles passer les trains ? Comme toutes les autres sans doute mais, lorsqu’elles voient arriver le Royal Scotsman, elles se rengorgent et les cornemuses leur soufflent aux oreilles. Ce train de prestige emporte trente-six passagers le long des côtes, à travers les landes, au pied des pics des Highlands. L’acajou, les marqueteries Belle Epoque luisent doucement dans les cabines, la salle à manger, les couloirs, l’Observation Car. Des cuivres magnifiquement astiqués mettent çà et là de l’éclat, alors que banquettes, fauteuils, sofas duveteux invitent à des moments émollients. Chaque compartiment dispose d’une literie de plume et d’une salle d’eau particulière, superbement équipée (parfumerie et savonnerie britanniques ne sont plus à présenter).
Dans la salle à manger, les tables sont dressées et les repas servis dans les règles de l’art. Les cuisines font des merveilles avec les ingrédients emblématiques de l’Ecosse : saumon, pigeon, flétan, etc. La cave est à la hauteur, la sélection de whiskies aussi. Dans l’Observation Car, on prend le thé, on devise, on s’abandonne à la contemplation des paysages, on se récrée… C’est l’agora du train. Tout est beau. Et simple, au fond. Le personnel de bord fait ce qu’il faut pour cela, parfaitement à son affaire, d’une aisance aimable et d’une précision qui rendent les choses aisées, fluides, agréables. A bord du Royal Scotsman, le luxe n’est que l’expression du meilleur savoir-vivre. On embarque à Edimbourg, Waverley station. Le train s’ébranle et déjà on prend paisiblement l’afternoon tea, en dérouillant son anglais avec ses compagnons de voyage. L’infusion fume dans les tasses de porcelaine, les cucumber sandwiches sont d’une fraîcheur de rosée, les scones portent la clotted cream comme Kate Middleton ses bibis. Et il y a des trains ordinaires en Ecosse ? Bien sûr !
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4
Angleterre
En Angleterre, c’est un peu comme en Chine : on consomme dans les voitures. Des préposés passent poussant des chariots pour vous proposer tout ce que l’industrie produit de sympathiques horreurs : chips cheese and onion, confiseries, sodas et autres energy drinks. Les passagers sont donc bien contents et, le temps du trajet, renoncent à l’idée d’hygiène alimentaire. C’est ainsi que l’on voyage, en défaisant les carcans. En dehors de ça, on peut aborder la question du rail anglais par les lignes et les itinéraires. Ou par le matériel roulant : assez disparate. On peut aussi l’envisager au prisme des gares. A commencer par celles de Londres, qui polarise l’ensemble du réseau. Si le standing d’une capitale s’est évalué au cours de ces dernières décennies en termes d’aéroports (avant le retour en force du train pour des raisons écologiques), les gares ont défini la grande cité moderne des XIXe et XXe siècles. Son étendue, et donc la nécessité de déplacer des foules tous les jours, a mis la capitale britannique dans la dépendance de ses gares. Echangeurs indispensables et bientôt lieux d’identification.
Aujourd’hui, Saint Pancras (1868) accueille et expédie ceux qui empruntent l’Eurostar. C’est la gare des europhiles British et des continentaux anglomanes. En face, les fans d’Harry Potter reconnaissent King’s Cross (1852). A l’époque de la construction, le quartier laissait à désirer. Pas comme Westminster, où se trouvent Buckingham Palace, mais aussi les gares Victoria (1868) et Paddington (1854). L’une et l’autre bien connues des voyageurs internationaux. London Euston (1837) est assurément moins célèbre, mais n’en est pas moins importante puisqu’elle dessert le nord et l’ouest de l’Angleterre. Pour aller dans le sud, on prend le train à Waterloo (1848), baptisée un peu comme à Paris Austerlitz. La gare de la City ? Liverpool Street (1874). Ce ne sont que les plus importantes ! Et lorsqu’on sillonne l’Angleterre par le rail, on trouve aussi souvent encore de ces petites gares dont le charme champêtre a fait les délices d’Agatha Christie. L’Angleterre est toujours un bon témoin de ce que fut en Europe la révolution des chemins de fer.
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5
Italie
Les caricatures étant ce qu’elles sont, un clivage nord sud se retrouverait aussi sur rail. Ponctualité et bonne tenue au nord ; horaires qui n’en sont pas et débraillé au sud. Un peu de vrai et beaucoup de faux. Le train étant ici la victime collatérale de crispations hors de son champ. En fait, la différence se joue surtout entre les lignes express et grande vitesse et les autres. Les premières sont à l’heure et confortables, les autres sont selon. Notez que dans tous les cas, elles permettent de regarder le paysage et qu’en Italie on a rarement à se plaindre de ce qu’on voit par la fenêtre. Toutefois, commençons par une légende : l’Orient-Express. Embarquement à Paris gare de l’Est ; terminus, Venise - le trip jusqu’à Istanbul se faisant désormais à bord d’autres trains. Agatha Christie - décidément ! - y a installé l’une de ses plus célèbres énigmes, Apollinaire de flamboyantes lubricités, Graham Greene en a fait le furet d’une savoureuse description d’une l’Europe centrale, à laquelle Venise appartient autant qu’elle appartient à la Méditerranée : aucun train (sauf peut-être le Train bleu) n’aura autant apporté à l’imaginaire du vieux continent.
Aujourd’hui, ces onze voitures-lits emportent toujours les voyageurs élégants vers la cité des doges. Les compartiments font boudoir pendant la journée et chambre la nuit, ils disposent chacun d’un cabinet de toilette privé. Marqueterie Art nouveau et verre Art déco évoquent l’art de vivre de la Belle Epoque et des Années folles, de splendides étoffes recouvrent les sièges, le raffinement est partout. On s’habille pour aller prendre de délicieux repas au wagon-salle à manger décoré par Lalique. Nappes blanches, argenterie, cristal, pour être pérégrinant, le service n’en est pas moins irréprochable. Toutefois, la légende cède volontiers le pas à la simple raison voyageuse et un itinéraire ferré Milan, Bologne, Padoue, Turin, par exemple, se conçoit et s’organise aisément. Avec, à la clé, un certain nombre de merveilles et des plaisirs en-veux-tu-en-voilà. Il n’est que de mettre le doigt dans l’engrenage.
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6
Allemagne
Au moment où les associations marchandes, les hanses, se formaient, on regardait Hambourg de haut. Cette dernière n’en a pas moins couru son chemin et écrasé la concurrence, son port mondialisé en fait foi. C’est une cité puissante et discrète. Beaucoup plus innovante qu’on l’imagine peut-être. Elle a, à grande échelle, le charme des villes parcourues d’eau. Et Lübeck sur la Trave, l’ancienne capitale du nord, un peu alanguie sur ses lauriers, profite au fond de n’avoir pas grandi au-delà de ses capacités. Les chroniques parlent d’elle et son héritage est considérable. Le train est un excellent moyen de relier entre elles ces trois villes et de s’enchanter d’une Allemagne septentrionale trop souvent terra incognita.
Un récent été, l’opération billet mensuel à neuf euros a incité les Allemands à grimper dans les wagons et à se promener partout à travers le pays, des prairies alpines aux plages de la Baltique, de la vallée du Rhin à l’Erzgebirge. Les lignes sont là. Et une sensibilité particulière aux alarmes écologiques. L’un et l’autre élément se combinent bien pour donner au train une nouvelle chance. Une perspective alléchante pour les Français (et ceux qui prennent leurs trains) puisqu’ils vont déjà à vitesse grand V à Baden-Baden en forêt Noire, Karlsruhe, Mannheim, Francfort, Stuttgart, Ulm, Augsbourg, Munich. On peut envisager à partir de tout ça les plus intéressantes combinaisons.
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Europe centrale
Comme l’Allemagne fait partie (en partie) de l’Europe centrale, on la retrouve ici pour un séduisant itinéraire Vienne-Prague-Dresde-Berlin-Hambourg et Sylt. Toute cette Europe centre-occidentale en train. Et quelles villes ! Le réseau ferré a été l’une des réussites de l’Autriche-Hongrie. Vienne est d’ailleurs toujours pionnière dans ce domaine, ayant réactivé de confortables trains de nuit pour les liaisons moyennes et longues. Les chemins de fer autrichiens vous acheminent ainsi dans la plupart des anciens domaines impériaux. Si bien qu’un Vienne-Budapest-Prague s’envisage désormais dans d’excellentes conditions. Jolie opération entre Danube et Vltava. Bien entendu, à la fin de la période socialiste, pendant les années 1990, la route a primé et englouti les budgets. Les lignes sont vieillies et réclament un coup de neuf. L’idée fait son chemin et le train - fret et passagers – a, dans ces belles contrées, aussi un avenir.
Reste le grand axe de l’Europe centrale et balkanique : Paris - Istanbul. L’épopée de l’Orient-Express in extenso ne s’efface ni des mémoires, ni des aiguillages. Vous embarquez pour Vienne. Conforté par son romantisme pince-sans-rire et mélodieux, on s’en va ensuite retrouver Budapest. Et peut-être le Danube est-il plus encore budapestois que viennois. Il coule au beau milieu de la capitale hongroise qui le regarde passer depuis ses monuments les plus emblématiques. Tout cela a de l’allure. Ensuite, la ville de mauvaise réputation : Bucarest aurait été défigurée pendant la période socialiste. Ce n’est vrai qu’en partie. De très jolis quartiers ont été préservés. Et le dynamisme, le côté méridional, la faconde des Roumains compensent les injures faites au patrimoine. On s’arrête à Sofia ? Si on veut, on s’arrête. Il ne restera plus, dès lors, qu’à se laisser glisser au sud-est, jusqu’à la Turquie et Istanbul, terminus traditionnel et grand échangeur entre l’Orient et l’Occident. Le Bosphore, la Corne d’Or, Sainte Sophie, la mosquée Bleue. tout cela est familier à l’imagination voyageuse. C’est-à-dire, indispensable.
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Espagne
Sinon pour les voyageurs qui, partant pour Lourdes ou le Pays Basque, prenaient le train d’Irun, l’Espagne semble peut-être le moins ferroviaire de nos pays. Et pourtant ! Elle dispose d’un ensemble de lignes tout à fait à la hauteur. Et de trains à vocation touristique bien imaginés. Comme le Transcantabrique qui, le long de la baie de Biscaye, relie Leon, province de Leon, au port de Ferrol, province de La Corogne. De Leon à Bilbao, le train emprunte la ligne de La Robla, l’une des plus emblématiques d’Espagne. Des services sont aussi assurés entre Saint Sébastien et Saint Jacques de Compostelle. L’itinéraire traverse des contrées à forte personnalité. L’utilisation de la voie métrique permet de se glisser où les trains classiques ne vont pas. La nature donne à la vitre un spectacle toujours changeant. Les conditions de transport, d’esprit Pullman modernisé, sont excellentes et le service impeccable. Voitures-salons et voitures-lits procurent un bien-être que leur envieraient bien des hôtels sédentaires. Quant à la table, elle s’ajuste aux pratiques culinaires des régions traversées.
C’est l’Espagne atlantique et verte. Passons maintenant à l’autre bout du pays, une région plus sèche, déjà africaine, l’Andalousie. Où circule, entre Séville et Malaga, via Grenade et Cordoue, le train Al Andalus. Sept jours de plaisir sur rail. Des voitures françaises d’abord, dont le modèle a été conçu pour la famille royale britannique. Ces wagons appartiennent au parc de la compagnie ferroviaire publique espagnole, Renfe. Les voitures-salons Art déco sont tout à fait chic ; les suites particulières ne leur cédant rien. En embarquant, on s’attend à du confort, mais à ce point ! Les cabines-lits sont pleines de charme. Des chefs de renom ont en charge les cuisines du convoi et on en oublierait de regarder dehors. L’Espagne est certes un pays de luxe ferroviaire.
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Par
EMMANUEL BOUTAN
Photographie de couverture : Philip Nix / Gallery Stock